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grité et la tranquillité de leur dernier asile, où qu’il soit, et si petit qu’il soit, dans les villes comme dans les campagnes, même à la condition d’en payer le loyer, comme ils ont fait depuis trois siècles, et tant bien que mal, entre les mains des Turcs, qui ne nous valaient pas comme propriétaires. Ils voudraient n’être pas gênés, coudoyés, surveillés, vivre à leur guise, se conduire à leur fantaisie, faire en tout ce que faisaient leurs pères, posséder sans qu’on cadastre leurs terres, bâtir sans qu’on aligne leurs rues, voyager sans qu’on observe leurs démarches, naître sans qu’on les enregistre, grandir sans qu’on les vaccine, et mourir sans formalités. Comme indemnité de ce que la civilisation leur a pris, ils revendiquent le droit d’être nus, d’être indigens, de mendier aux portes, de coucher à la belle étoile, de déserter les marchés, de laisser les champs en friche, de mépriser le sol dont on les a dépossédés, et de fuir une terre qui ne les a pas protégés. Ceux qui possèdent cachent et thésaurisent ; ceux qui n’ont plus rien se réfugient dans leur misère, et de tous les droits qu’ils ont perdus, celui qui leur tient le plus au cœur peut-être, c’est le droit de se résigner et l’indépendance de leur pauvreté.

Je me souviens un soir, pendant un séjour que je fis à Blidah, d’avoir rencontré, près de la porte d’Alger, un Arabe qui faisait ses dispositions pour passer la nuit. Il était vieux, fort misérable, mal couvert de haillons qui le cachaient à peine, harassé comme s’il eût fait une longue étape ; il rôdait autour du rempart, évitant d’être vu par les sentinelles, et cherchant parmi les cailloux de la route un petit coin pour s’y coucher. Dès qu’il m’aperçut, il se leva et me demanda comme une aumône la permission de rester là. — Tu ferais mieux d’entrer dans la ville, lui dis-je, et d’aller loger au Fondouk. — Il me regarda sans me répondre, prit son bâton, qu’il avait déjà posé par terre, renoua sa sacoche autour de ses reins, et s’éloigna dans un silence farouche. Je le rappelai, mais en vain ; il refusait une hospitalité offerte dans nos murs, et ma pitié le faisait fuir.

Ce que ces proscrits volontaires détestent en nous, car ils nous détestent, ce n’est donc pas notre administration, plus équitable que celle des Turcs, notre justice moins vénale, notre religion tolérante envers la leur ; ce n’est pas notre industrie, dont ils pourraient profiter, notre commerce, qui leur offre des moyens d’échange ; ce n’est pas non plus l’autorité, car ils ont la longue habitude de la soumission, la force ne leur a jamais déplu, et, comme les enfans, ils accepteraient l’obéissance, sauf à désobéir souvent. Ce qu’ils détestent, c’est notre voisinage, c’est-à-dire nous-mêmes ; ce sont nos allures, nos coutumes, notre caractère, notre génie. Ils redoutent jusqu’à nos bienfaits. Ne pouvant nous exterminer, ils nous subis-