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avec défiance comme l’adversaire naturel de la liberté et de la raison. Il avait perdu les deux places qui le faisaient vivre ; il subsistait misérablement, chargé de famille, obligé de soutenir ses fils à l’étranger, traité en mercenaire par un libraire grossier, forcé de lui demander de l’argent pour payer une montre qu’on ne voulait pas lui laisser à crédit, priant lord Bolingbroke de le protéger contre ses injures, vilipendé par lui quand la page promise n’était pas pleine au jour dit. Ses ennemis le persécutaient de pamphlets ; le puritain Collier flagellait brutalement ses comédies ; on le damnait sans pitié et en conscience. Il était malade depuis longtemps, impotent, contraint de beaucoup écrire, réduit à exagérer la flatterie pour obtenir des grands l’argent indispensable que les éditeurs ne lui donnaient pas[1]. « Ce que Virgile a composé[2], disait-il, dans la vigueur de son âge, dans l’abondance et le loisir, j’ai entrepris de le traduire dans le déclin de mes années ; luttant contre le besoin, opprimé par la maladie, contraint dans mon génie, exposé à voir mal interpréter tout ce que je dis, avec des juges qui, s’ils ne sont pas très équitables, sont déjà indisposés contre moi par le portrait diffamatoire qu’on a fait de mon caractère. » Quoique bien disposé pour lui-même, il savait que sa conduite n’avait pas toujours été digne, et que tous ses écrits n’étaient pas durables. Né entre deux époques, il avait oscillé entre deux formes de vie et deux formes de pensée, n’ayant atteint la perfection ni de l’une ni de l’autre, ayant gardé des défauts de l’une et de l’autre, n’ayant point trouvé dans les mœurs environnantes un soutien digne de son caractère, ni dans les idées environnantes une matière digne de son talent. S’il avait institué la critique et le bon style, cette critique n’avait trouvé place qu’en des traités pédantesques ou des préfaces décousues ; ce bon style restait dépaysé dans des tragédies enflées, dispersé en des traductions multipliées, égaré en des pièces d’occasion, en des odes de commande, en des poèmes de parti, ne rencontrant que de loin en loin un souffle capable de l’employer et un sujet capable de le soutenir. Que d’efforts pour un effet médiocre! C’est la condition naturelle de l’homme. Au bout de tout, voici venir la douleur et l’agonie. La gravelle, la goutte, depuis longtemps ne lui laissaient plus de relâche ; un érysipèle couvrit sa jambe. Vers le mois d’avril 1700, il essaya de sortir ; son pied foulé se gangrena ; on voulut tenter l’opération, mais il jugea que ce qui lui restait de santé et de bonheur n’en valait pas la peine. Il mourut à soixante-neuf ans.


H. Taine.
  1. On lui payait dix mille vers deux cent cinquante guinées.
  2. Post-scriptum de la traduction de Virgile.