Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la place du théâtre ; ce théâtre existe, et, pour le construire, nos ingénieurs ont transformé en terrasse l’énorme rampe qui formait le glacis escarpé du rempart turc. Les anciennes limites une fois franchies, l’œuvre s’est continuée du côté de l’est, la mer lui faisant obstacle à l’ouest et au nord. De vastes faubourgs relient Alger au Jardin d’essai. Enfin la Porte-Neuve (Bab-el-Djeddid), celle-là même par laquelle l’armée de 1830 est entrée, reportée plus loin, se nomme aujourd’hui porte d’Isly, et la statue du maréchal agronome est placée là comme un emblème définitif de victoire et de possession.

Voilà pour la ville française. L’autre, on l’oublie ; ne pouvant supprimer le peuple qui l’habite, nous lui laissons tout juste de quoi se loger, c’est-à-dire le belvédère élevé des anciens pirates. Il y diminue de lui-même, se serrant encore instinctivement contre son palladium inutile, et regardant avec un regret inconsolable la mer qui n’est plus à lui.

Entre ces deux villes si distinctes, il n’y a d’autres barrières, après tant d’années, que ce qui subsiste entre les races de défiance et d’antipathies ; cela suffit pour les séparer. Elles se touchent, elles se tiennent dans le plus étroit voisinage, sans pour cela se confondre ni correspondre autrement que par ce qu’elles ont de pire, la boue de leurs ruisseaux et leurs vices. En bas, le peuple algérien est chez nous ; en haut, nous pouvons croire encore, à l’heure qu’il est, que nous sommes chez les Algériens. Ici, on parle toutes les langues de l’Europe ; là, on ne parle que la langue insociable de l’Orient. De l’une à l’autre, et comme à moitié chemin des deux villes, circule un idiome international et barbare, appelé de ce nom de sabir, qui lui-même est figuratif et veut dire « comprendre. » Se comprend-on ? se comprendra-t-on jamais ? Je ne le crois pas. Il y a des attractions impossibles en morale comme en chimie, et toute la politique des siècles ne changera pas en loi d’amour la loi des inimitiés humaines. La paix est faite en apparence, mais à quel prix ? Durera-t-elle ? et que produira-t-elle ? Grande question qui se débat en Algérie comme ailleurs, partout où l’Occident partage un pouce de territoire avec l’Orient, où le Nord se trouve, par des compétitions fortuites, face à face avec son éternel ennemi le Midi. Nous n’empêcherons pas les fils ennemis de Jocaste de se haïr, de se combattre et de s’entre-tuer. Ils se sont battus dans le ventre de leur mère, et la flamme de leur bûcher se partagera par une antipathie qui survivra jusque dans leur cendre.

Au fond, les Arabes, — nos voisins du moins, ceux que nous appelons les nôtres, — demandent peu de chose ; par malheur, ce peu de chose, nous ne saurions le leur accorder. Ils demandent l’inté-