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nèrent des éditions, des notes ; des grands seigneurs rivalisèrent pour lui offrir l’hospitalité ; les souscripteurs abondèrent. On disait que le Virgile anglais allait donner le Virgile latin à l’Angleterre. Longtemps ce travail fut considéré comme sa première gloire ; de même à Rome, sous Cicéron, dans la disette originelle de la poésie nationale, les traducteurs des pièces grecques étaient aussi loués que les inventeurs.

Cette stérilité d’invention altère le goût ou l’alourdit, car le goût est un système instinctif, et nous mène par des maximes intérieures que nous ignorons ; l’esprit, guidé par lui, sent des liaisons, fuit des dissonances, jouit ou souffre, choisit ou rejette, d’après des conceptions générales qui le maîtrisent et qu’il ne voit pas ; elles ôtées, on voit disparaître le tact qu’elles produisent, et l’écrivain commet des maladresses, parce que la philosophie lui a manqué. Telle est l’imperfection des récits remaniés par Dryden d’après Chaucer ou Boccace. Dryden ne sent pas que des contes de fées ou de chevaliers ne conviennent qu’à une poésie enfantine, que des sujets naïfs exigent un style naïf, que les conversations de Renard et de Chanteclair, les aventures de Palémon et d’Arcite, les métamorphoses, les tournois, les apparitions réclament la négligence étonnée et le gracieux babil du vieux Chaucer. Les vigoureuses périodes, les antithèses réfléchies oppriment ici les aimables fantômes ; les phrases classiques les écrasent dans leurs plis trop serrés : on ne les voit plus ; on se retourne pour les retrouver vers leur premier père ; on quitte la lumière trop crue d’un âge savant et viril ; on ne les distingue qu’à l’aurore de la pensée crédule, dans la vapeur qui joue autour de leurs formes vagues, avec toutes les rougeurs et tous les sourires du matin. D’ailleurs, quand Dryden entre en scène, il écrase les délicatesses de son maître, insérant des tirades ou des raisonnemens, effaçant les tendresses abandonnées et sincères. Quelle distance entre son récit de la mort d’Arcite et celui de Chaucer ! Quelles misères que ses beaux mots d’auteur, sa galanterie, ses phrases symétriques, ses froids regrets, si on les compare aux cris douloureux, aux effusions vraies, à l’amour profond qui éclate dans l’autre ! Mais le pire défaut, c’est que, presque partout, il est copiste, laissant les fautes, traducteur littéral, les yeux collés sur son ouvrage, impuissant à l’embrasser pour le refondre, plus voisin du versificateur que du poète. Quand La Fontaine a mis Esope ou Boccace en vers, il leur a soufflé un nouvel esprit ; il ne leur a pris qu’une matière ; l’âme nouvelle, qui fait le prix de son œuvre, est à lui et n’est qu’à lui, et cette âme convient à son œuvre. Au lieu des périodes cicéroniennes de Boccace, on voit courir de petits vers lestes, finement moqueurs, de volupté friande, de naïveté feinte, qui goûtent le fruit défendu parce qu’il est fruit et parce