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de tabac maure se mêle alors aux fortes exhalaisons de ce taudis. On n’y allume jamais ni feu ni lumière, mais on y fume et l’on y cause ; puis, quand la soirée s’est écoulée dans des conversations en sourdine, la triste maison ne fait plus aucun bruit. La nuit seulement, depuis minuit jusqu’à l’aurore, on entend des coqs qui chantent au-dessus de ce rendez-vous d’exilés. Si les hôtes de ce lieu misérable n’ont pas d’autre hôtellerie sur la terre étrangère, ils sont à plaindre ; mais je me demande par quelle rencontre cruelle tous ces oiseaux sont placés sous la garde de gens qui probablement n’ont pas toujours dîné.


Mustapha, 8 novembre.

Il y a deux villes dans Alger : la ville française, ou, pour mieux dire, européenne, qui occupe les bas quartiers et se prolonge aujourd’hui sans interruption jusqu’au faubourg de l’Agha ; la ville arabe, qui n’a pas dépassé la limite des murailles turques, et se presse comme autrefois autour de la Kasbah, où les zouaves ont remplacé les janissaires.

La France a pris de la vieille enceinte tout ce qui lui convenait, tout ce qui touchait à la marine ou commandait les portes, tout ce qui était à peu près horizontal, facile à dégager, d’un accès commode ; elle a pris la Djenina, qu’elle a rasée, et l’ancien palais des pachas, dont elle a fait la maison de ses gouverneurs ; elle a détruit les bagnes, réparé les forts, transformé le môle, agiandi le port ; elle a créé une petite rue de Rivoli avec les rues Bab-Azoun et Bab-el-Oued, et l’a peuplée comme elle a pu de contrefaçons parisiennes ; elle a fait un choix dans les mosquées, laissant les unes au Koran, donnant les autres à l’Évangile. Tout ce qui était administration civile et religieuse, la magistrature et le haut clergé, elle l’a maintenu sous ses yeux et dans sa main ; garantissant à chacun la liberté de sa foi religieuse et morale, elle a voulu que les tribunaux et les cultes fussent mitoyens, et, pour mieux exprimer par un petit fait l’idée qui préside à sa politique, elle a permis à ses prêtres catholiques de porter la longue barbe virile des ulémas et des rabbins. Elle a coupé en deux, mais par nécessité seulement, les escaliers qui font communiquer la basse ville avec la haute ; elle a conservé les bazars au milieu des nouvelles rues marchandes, afin de mêler les industries par le contact, et pour que l’exemple du travail en commun servît à tous. Des places ont été créées, comme autant de centres de fusion pour les deux races : la porte Bab-Azoun, où l’on suspendait à côté de leurs têtes les corps décapités, a été détruite ; les remparts sont tombés ; le marché au savon, où se donnaient rendez-vous tous les mendians de la ville, est devenu