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fait qu’ils ne peuvent s’en passer. » Aussi bien les Français, à force de s’embarrasser dans ces scrupules, et de se confiner dans leurs unités et dans leurs règles, ont ôté l’action de leur théâtre, et se sont réduits à une monotonie et à une sécheresse insupportables. Ils manquent d’invention, de naturel, de variété, d’abondance. « Ils se contentent d’être maigrement réguliers. Leur langue affaiblie s’est trop raffinée, et, comme l’or pur, plie à tous les chocs ; notre vigoureux anglais obéit encore à l’art, mais il est plus propre aux pensées viriles, et son alliage l’a fortifié. » Qu’on raille tant qu’on voudra Fletcher et Shakspeare, « il y a dans leur style une imagination plus mâle et un plus grand souffle que dans aucun des Français. »

Quoique excessive, cette critique est bonne, et c’est parce qu’elle est bonne que je me défie des œuvres qu’elle va produire. Il est dangereux pour un artiste d’être excellent théoricien ; l’esprit qui crée s’accommode mal avec l’esprit qui juge ; celui qui, tranquillement assis sur le bord, disserte et compare n’est guère capable de se lancer droit et audacieusement dans la mer orageuse de l’invention. Ajoutez que Dryden se tient trop dans le juste milieu des tempéramens ; les artistes originaux aiment uniquement et injustement une certaine idée et un certain monde ; le reste disparaît à leurs yeux. Enfermés dans une portion de l’art, ils nient ou raillent l’autre ; c’est parce qu’ils sont bornés qu’ils sont forts. On voit d’avance que Dryden, poussé d’un côté par son esprit anglais, sera tiré d’un autre par ses règles françaises, que tour à tour il osera et se contiendra à moitié, qu’en fait de mérite il atteindra la médiocrité, c’est-à-dire la platitude, qu’en matière de défauts il tombera dans les disparates, c’est-à-dire dans les absurdités. Tout art original est réglé par lui-même, et nul art original ne peut être réglé par un autre ; il porte en lui-même son contre-poids et ne reçoit pas de contre-poids d’autrui ; il forme un tout inviolable : c’est un être animé qui vit de son propre sang, et qui languit ou meurt, si on lui ôte une partie de son sang pour le remplacer par du sang étranger. L’imagination de Shakspeare ne peut être guidée par la raison de Racine, et la raison de Racine ne peut être exaltée par l’imagination de Shakspeare ; chacune est bien en soi et exclut sa rivale : c’est faire un bâtard, un malade et un monstre que de les mêler. Le désordre, l’action violente et brusque, les crudités, l’horreur, la profondeur, la vérité, l’imitation exacte du réel et l’élan effréné des passions folles, tous les traits de Shakspeare se conviennent. L’ordre, la mesure, l’éloquence, la finesse aristocratique, la politesse mondaine, la peinture exquise de la délicatesse et de la vertu, tous les traits de Racine se conviennent. C’est détruire l’un que l’atténuer,