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Enfin, non par lassitude, mais sans doute par pitié pour sa monture, ou par précaution, comme on l’a compris plus tard, il s’arrêta. Il examina les flancs de son cheval, où chaque coup d’éperon se dessinait par un bourrelet de poils hérissés, par des sillons de peau rougeâtre, par des filets de sang, suivant qu’il l’avait piqué plus au vif. Avec un peu d’herbe, il étancha le sang ; avec un peu de terre pétrie de salive, il fit un emplâtre dont il boucha les plaies qui saignaient trop ; partout où l’animal avait des écumes, il l’épongea rapidement d’un coin de son haïk ; il le dessangla légèrement pour soulager sa respiration haletante ; par une flatterie singulière, il le baisa sur les narines en l’appelant d’un nom que je n’entendis pas ; puis il sauta sur son cheval de rechange, qu’un valet d’écurie tenait en main. C’était un étalon bai-cerise, tout frais, tout reposé, complètement équipé, comme pour une expédition de guerre. Une longue djebira pendait au pommeau de la selle ; on voyait passé sous la sangle un sabre de fabrique espagnole, à lame un peu courbe, à poignée de corne, et sans fourreau.

— Cet enragé finira par faire des sottises, observa Vandell en le regardant partir à fond de train.

Amar-ben-Arif reparut au bout de quelques minutes, et comme il défilait devant nous, nous saluant à bout portant de ses deux décharges, le kaïd lui fit signe de la main, et lui dit : — Attends un peu, Ben-Arif, je vais courir.

Le soir approchait, la fête allait finir, et je m’étonnais que le kaïd fût resté si longtemps sans y prendre part.

Il resta chaussé de ses babouches, boucla seulement son ceinturon, releva, pour être plus à l’aise, le long haïk qui l’enveloppait négligemment, et lui donnait, malgré son âge, je ne sais quelle juvénile et hautaine élégance. Il enfourcha son cheval blanc, le même qui l’avait ramené du marché. Trois jeunes gens qui n’avaient pas encore couru l’imitèrent. Lentement ils prirent du champ, puis s’arrêtèrent. Amar était à sa gauche, un jeune homme, neveu du kaïd, à sa droite, en tout cinq cavaliers. J’entendis le kaïd dire à ses compagnons : « Êtes-vous prêts ? » Et les cinq chevaux partirent à la fois. Ils arrivèrent de front et dans l’ordre du départ. Le kaïd n’était point armé. Trois coups de fusil retentirent : c’étaient les trois jeunes gens qui faisaient feu. Amar ne tira pas. Rapidement il posa son fusil en travers de sa selle, rassembla son cheval comme pour le faire sauter, fit un écart à gauche, et comme il était à deux pas seulement du premier rang des spectateurs, l’animal, enlevé tout droit, retomba des quatre pieds au milieu d’eux. Il y eut un cri déchirant, — je l’entends encore au moment où je t’écris, — puis des clameurs, puis un tumulte. La foule s’ouvrit, je vis à terre quelque chose de blanc qui roula, puis resta couché.