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Au bivouac du lac, mercredi soir.

Je saurai tout à l’heure ce que la chasse a produit, et puisque cette lettre ne doit plus être qu’un registre de chasseur, je joindrai ce détail aux précédens. Nous descendons de cheval après avoir couru pendant douze heures à travers un fort beau pays, vu Tipaza, qui ressemble à toutes les villes détruites, et le Chenoua, qui rappelle, ave-c des proportions colossales, des formes plus âpres et des irisations plus délicates, la Sainte-Baume de Provence. La ville romaine est à trois lieues du camp, de l’autre côté du Sahel, en obliquant vers Cherchell. L’ancienne Julia-Cæsarea et l’ancienne Tipaza de la Mauritanie césaréenne étaient séparées par le Chenoua, dont le sommet pouvait servir aux deux villes d’observatoire commun. Cherchell est devenue arabe ; Tipaza a été abandonnée. On l’a ruinée, saccagée, détruite de fond en comble. Deux ou trois choses seulement sont restées reconnaissables pour tout homme qui n’est pas un antiquaire : les portes, les voies extérieures et les tombeaux. Ceux-ci sont ouverts, comme si les morts qui les habitaient étaient déjà ressuscites, et tous les couvercles renversés ont mis à découvert des auges vides, qui serviront plus tard d’abreuvoirs pour les chevaux. Les sables apportés par le vent de la mer ont depuis longtemps remplacé les cendres humaines. Quelques inscriptions à recueillir, des chapiteaux tombés des colonnes, des colonnes morcelées par tronçons, de rares débris de marbre sculpté, de longs pans de murs à briques étroites couverts de l’énorme végétation des lentisques en boule, deux longues allées de sépultures qui vont expirer dans des dunes de sable, vastes amas de poussière blanche et stérile accumulés sur des choses déjà mortes comme des monceaux d’oublis, — voilà ce qui reste d’un peuple qui fut le plus grand envahisseur, le plus grand colonisateur, et l’un des plus solides architectes des peuples de la terre : exemple pour ceux qui n’ont ni dans l’esprit, ni dans les mœurs, ni dans les établissemens, la solidité du génie romain.

Nous avons dîné sur les ruines, et j’ai tué deux perdreaux rouges qui picoraient des graines dans le tombeau ouvert d’une… Hortensia, pleurée et regrettée, dit l’inscription, par un Tullius. — J’ ai vu dans des lentisques grands comme des ormeaux des compagnies tout entières de perdreaux perchés, — chose assez rare, et que je n’avais pas vue ailleurs. — Les cordes tendues au travers du bivouac sont chargées de butin. C’est un magnifique étalage de gibier. En perdreaux, lapins et lièvres, il y a ce soir trois cent quatre-vingt-quatorze pièces.