Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/520

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

croirais. On ne bivouaque pas impunément avec trente chevaux dans l’inconnu.

Nous habitons le bivouac adopté par les voyageurs qui viennent de Cherchell ou de Milianah, au bord même du lac, au pied des collines, et si près du Kouber-er-Roumiia, que l’on voit d’ici son triangle émoussé se dessiner en ombre sur la tenture étoilée de la nuit. Il est posé sur le sommet du Sahel exactement comme les petites pyramides de pierres qui jalonnent les longues courbes des steppes sahariens. On l’aperçoit à égale distance de la terre et de la mer ; depuis quinze siècles, la vieille balise sert de guide aux matelots et aux caravanes, et mystérieusement les invite à s’arrêter. Un petit plateau circulaire constamment battu, piétiné par les chevaux, troué par les piquets des tentes, incendié par les feux de bivouac, des cendres, des débris, de vieilles litières, c’est-à-dire tout ce que laissent après eux les voyageurs d’un moment ; une source d’eau douce à deux pas du lac, dont l’eau saumâtre n’est pas buvable ; de gros oliviers contemporains peut-être de la dynastie douteuse qui dort là-haut sous son tumulus de cailloux, — voilà ce qui compose le camp.

Il est tard. La lune a paru vers neuf heures ; elle est à deux jours de son plein, pas tout à fait ronde, un peu comme un cercle mal dessiné, admirablement douce à regarder, limpide et sereine. Les feux allumés dans le ventre même des oliviers, dont l’énorme cavité sert de cheminées, sont éteints, moins une ou deux étincelles. Il ne reste autour de nous que la froide humidité des minuits d’octobre, des rayons pâles et des voiles de brume. Jamais nuit n’aura fait descendre sur des yeux que le soleil a fatigués des clartés plus sommeillantes, ni des rideaux plus blancs.


Au bivouac du lac, mardi soir.

Nous avons dormi sous nos tentes froides comme on dort au bivouac, d’un sommeil transparent qui perçoit, presque aussi distinctement que la veille, les bruits, les lueurs, les murmures mêmes de la nuit. Entre minuit et une heure du matin, un grand tumulte s’est élevé dans le camp ; nos chevaux se battaient ; trois des plus vifs ont brisé leurs entraves, se sont d’abord précipités dans les roseaux, puis se sont échappés vers les collines en hennissant avec frénésie. La poursuite a duré deux heures. À travers le tissu grisâtre de mon pavillon de toile, j’ai vu de nouveau flamber de grands feux, et respiré l’aromatique fumée des bois résineux. Nos Arabes ont continué de veiller rangés en cercle autour de la flamme et aussi près que possible du foyer pour se préserver de deux ennemis rei-