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exactitude les rougeurs magnifiques du couchant, couvert enfin, — là était le spectacle, — d’un peuple innombrable d’oiseaux. Tous ces oiseaux, les uns connus, les autres inconnus, tous divisés par espèces, chacune avec ses habitudes, son logis, son cri, son chant, ses mœurs et son territoire, toute cette population étrange faisait ses dispositions pour la nuit. J’en distinguais des légions succédant à des légions établies au centre des grandes eaux, de manière à figurer, par une multitude de points obscurs, une sorte de végétation aquatique comparable à des prés flottans sur un marais. C’était la zone habitée par les canards, les sarcelles, les macreuses, les petits plongeurs de couleur sombre. Je les reconnaissais, même à distance, au volume de leur tête, à leur équilibre à fleur d’eau, à leur forme d’oiseaux nageurs qui les fait ressembler à de petits navires. Plus près, et parmi les roseaux, où frémissaient des milliers d’habitans que l’on ne voyait pas, allaient et venaient des bécassines volant par saccades avec leur cri rapide, leur coup d’aile en crochet, leur chute aussi brusque que leur départ est prompt. Au loin passaient des hérons gris ou des ibis d’Egypte, le bec allongé, les pieds tendus, le corps aminci comme des javelots. Dans une anse découverte, mais hors d’atteinte, à peine à portée de carabine, deux grands cygnes, qu’on aurait pris pour le couple royal appelé, par la taille et par la beauté, à régner sur ce petit monde, naviguaient lentement l’un près de l’autre, avec leur col arrondi et leurs plumes couleur de neige, un peu roses du côté du couchant. En même temps des bataillons d’étourneaux qui descendaient des collines passaient au-dessus de nos têtes en faisant le bruit du vent dans des peupliers. Comme une armée qui défile, ils se succédaient à quelques secondes d’intervalle ; la masse entière ne forma bientôt plus qu’un long ruban immense qui se dévida sur le lac d’un bord à l’autre, puis tout se fondit en un brouillard. Un moment après, le bruit cessa, et le lac lui-même disparut dans la brume.

La nuit tombait. À quelque cent mètres de nous, un peu sur la droite et presque au pied du Tombeau de la Chrétienne, j’apercevais un petit tertre planté de cinq gros oliviers et des feux qui commençaient à flamber parmi les arbres : c’était le bivouac.


La nuit, onze heures.

« Je me souviens, m’a dit ce soir Vandell, qu’à deux portées de fusil tout au plus du village maritime de S. M… se trouvait une ferme isolée qui jadis, pendant bien des années de mon enfance, représenta pour moi le bout du monde. La ferme se composait d’un amas de maisonnettes entourées d’arbres, de fumier et de provi-