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moisson de fleurs innombrables ; il en disperse les soies brillantes et répand leur graine inutile sur des lieues de pays abandonné. Puis viennent les terrains plus maigres, où la marne est encore plus nue, puis de loin en loin des zones basses, où la fraîcheur des eaux souterraines fait naître et verdoyer tristement la végétation rigide et silencieuse des marais. Tout cela n’est ni beau ni laid, ni gai ni triste ; mais le détail insignifiant disparaît dans un ensemble tellement vaste et si prodigieusement baigné de lumière et d’air, cette immense perspective presque incommensurable est cependant contenue dans un cadre si visible et si bien défini, les couleurs y sont si légères et les formes si nettes, qu’on ne saurait imaginer plus de grandeur vague avec autant de précision. C’est l’indéfini réduit aux proportions du tableau et résumé sobrement dans d’exactes limites : spectacle assez frappant lorsqu’on n’a vu que des plaines sans bornes aucunes ou des plaines à contours trop étroits, c’est-à-dire le défaut ou l’excès du grand.

Je te l’ai dit ailleurs, en traversant cette même plaine, les accidens s’évanouissent dans ce grand vide. Au loin vers le nord, on distingue des lignes buissonneuses que nous laissons à droite, et qui sont des bois, puis à de longs intervalles un point blanc de forme indécise, à peu près comme un linge oublié dans la campagne, et qui représente une ferme française isolée, ou plus rarement encore une série de taches noirâtres agglomérées dans un certain ordre et légèrement arrondies, comme des tas d’herbes consumées : c’est un douar. Quand un arbre apparaît dans cet horizon plat, où la vue se fatigue à décomposer des azurs, où le vert manque, où l’ombre est nulle, tantôt c’est un vieux olivier protégé par les superstitions locales, où les femmes stériles des tribus voisines vont suspendre en ex voto des lambeaux de guenilles arrachés de leurs voiles, tantôt un groupe inattendu de dattiers poussant de la même souche, comme afin de se tenir compagnie, et martyrisés par les intempéries d’un climat qui n’est pas le leur. De loin en loin, et toutes convergeant à Blidah, on aperçoit des routes, mais à de telles distances qu’une armée pourrait y défiler sans être vue. Blidah se relève à mesure que le voyageur s’en éloigne et descend vers les bas niveaux de la plaine ; la ville se dessine alors plus nettement au-dessus d’un petit plateali rattaché de très près à la montagne, et se découpe en silhouette vive et claire sur le rideau bleuissant de ses jardins.

À huit heures, nous passions la Chiffa, qui est à sec, chose à peine croyable pour ceux qui l’ont affrontée pendant les pluies. Rien n’était plus inoffensif, plus riant : des graviers menus, des sables fins, une jolie guirlande arcadienne de lauriers-roses encore étoiles de fleurs, et deux filets d’eau coulant invisiblement dans un grand