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déménager. Il a rapporté de sa dernière course une foule de petits dessins fort curieux : profils de montagnes, formes de rochers, avec le multiple détail intérieur des stratifications. Rien n’est plus exact, ni plus net, ni plus minutieux. Chaque contour’ est indiqué d’une manière enfantine, par un trait si délié, qu’on dirait le travail du burin le plus aigu. Il n’y a, bien entendu, ni ombre, ni lumière ; c’est l’architecture des choses reproduite indépendamment de l’air, de la couleur, de l’effet, en un mot de tout ce qui représente la vie. C’est froid et démonstratif comme une figure de géométrie. Sans attacher d’ailleurs la moindre importance artistique à ces dessins, que lui-même appelle des plans, il s’étonne pourtant quelquefois, si j’hésite à reconnaître les lieux, de m’en voir contester l’exactitude absolue. J’accorde volontiers l’exactitude, mais je nie la ressemblance, ou bien encore, la ressemblance admise, je nie la vérité, et c’est alors le point de départ d’une dissertation qui nous mène, à travers des théories que tu devines, aux conclusions les plus opposées.

— Il faut pourtant, me disait-il aujourd’hui, que vous m’expliquiez au juste ce que vous prétendez faire de ce pays. Je vous entends dire tantôt qu’il est curieux, tantôt qu’il est beau ; vous parlez tour à tour de naïveté et de parti-pris ; vous invoquez l’indépendance et les traditions ; vous avez toujours un pied ici, l’autre dans les musées ; bref, je vous vois faire un grand écart très périlleux, et je vous demande à vous-même si l’équilibre est possible à tenir.

— Mon cher ami, lui dis-je, c’est une des faiblesses de notre époque d’essayer ce que les plus forts n’avaient point entrepris, non par timidité, mais par sagesse, et de mettre beaucoup de résolution dans des chimères. Il fut un temps où les choses étaient moins compliquées et les hommes plus grands, peut-être parce qu’ils étaient plus simples. En tout cas, le but était direct, les moyens de l’atteindre étaient peu nombreux. On prétend que le but continue d’être le même ; j’en doute, à voir mille chemins ouverts, et que chacun prend un détour nouveau pour y arriver. On ne pensait pas alors qu’il y eût autre chose au monde que ce que soi-même on voyait tous les jours : de belles formes humaines équivalentes à de belles idées, ou de beaux paysages, c’est-à-dire des arbres, de l’eau, des terrains et du ciel ; l’air, la terre et l’eau, trois élémens sur quatre, c’était déjà vaste, et cela suffisait. A chaque chose on donnait à peu près sa couleur générale, et chaque forme était exprimée dans le sens le plus propre, non point à la corriger, mais à la manifester, en vertu de ce principe très modeste, et cependant très fier, qui, faisant équitablement deux parts dans les productions de l’art, donne à la nature l’initiative du beau, et nous réserve à nous