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fantaisie, quand on pourrait cheminer si commodément dans les voies ouvertes et faciles qui conduisent au bonheur permis et aux plaisirs tolérés, c’est une insigne extravagance à coup sûr. — Tandis qu’il devisait en lui-même de cette façon, ses pas le portaient vers son logis. En franchissant le seuil de sa porte, il aperçut au bout de son jardin Lucette qui se dirigeait vers lui. Dans sa démarche, dans son sourire, elle lui apportait un bonheur d’une espèce nouvelle et inattendue qui mit en une seconde tous les discours de Mme de Fernelles à néant. Quand elle l’eut rejoint, elle s’appuya sur son bras, et lui, l’homme aux grandes tristesses, il se sentit au cœur quelque chose de léger, de vif et de doux comme l’être gracieux qui marchait à ses côtés. La puissance de cette créature charmante, il l’ignorait encore; dans quelques instans, il allait l’éprouver.


V.

Vous avez peut-être connu le prince Ottavio Ligoni, à qui les Vénitiens ne peuvent pardonner de porter l’uniforme autrichien, quoiqu’il le porte à merveille cependant. Dans les conditions où Dieu l’a placé, il m’a rappelé plus d’une fois ces pâtres dans lesquels un voyageur découvre un maître de la musique ou de la peinture. C’est un grand artiste qui s’ignore. Sous ce rapport uniquement, il est naïf, car il a du reste une science assez complète de la vie. Sa jeunesse ne se trahit guère que par ce scepticisme un peu exagéré qui est une marque des âmes printanières quand elles ne sont pas buissons en fleurs où viennent s’abattre les illusions. Ottavio est un esclave du plaisir, il le déteste comme Lovelace détestait l’amour; seulement il a le malheur de croire que c’est le seul souverain possible de ce monde. Son génie est en insurrection constante contre cette foi naturelle ou acquise. Rien de plus profond, de plus tendre et de plus rêveur. Son imagination est une prisonnière romanesque dans un repaire de bandits. Dès qu’elle trouve un peu de solitude et de liberté, elle se plaint aux anges dans leur langage. Quelquefois, à ce moment des orgies où naît du bruit, du tumulte, de la folie, une sorte d’indépendance et d’isolement, où chacun peut à son gré s’ensevelir dans un caprice, s’envoler dans un rêve ou même se recueillir dans une pensée, je l’ai vu se mettre au piano et en tirer des accens qui m’emportaient tantôt dans les retraites secrètes et chéries du monde terrestre où j’ai déjà vécu, tantôt dans les radieuses demeures du monde divin où j’espère vivre. Mesrour avait un goût très vif pour Ligoni, dont il était bien loin pourtant de partager les bruyantes dissipations, car c’est aux folies sentimentales que ce pauvre Jacques s’est presque toujours consacré. Ce qui l’at-