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encore des chimères que je poursuivrais! Laissez-moi croire que non. Oh ! quelle reconnaissance j’aurais pour vous si pendant quelques jours je menais une vie qui ressemblât un peu à cette vie de campagne que les écoliers rêvent pour leurs vacances! Comprenez-vous mon caprice et obéirez-vous à ma prière ?

Mesrour lui jura en toute sincérité de lui obéir, et il ne la comprenait que trop bien. Il devinait toutes les misères dont la pauvre enfant ne voulait pas lui parler.

— Pour me servir de la vieille comparaison, répondit-il, vous êtes un oiseau battu par l’orage en quête d’un refuge. Ce refuge-là, vous l’avez trouvé. Établissez-vous dans mon logis et restez tant que le gîte ne vous déplaira pas. Moi aussi, je suis de triste humeur, et la vie m’a en définitive assez maltraité. Cependant je tâcherai d’être gai pour être plus sûr d’agir suivant vos désirs, car la mélancolie, voyez-vous, attire l’amour comme la nuit attire les fantômes. Si nous ne voulons pas voir rôder autour de nous ce cher et cruel ennemi du genre humain, appelons la gaieté à notre aide. Du reste, tenez, je me sens ce matin dans une disposition que depuis longtemps je ne connaissais plus. Vous êtes arrivée chez moi à l’heure des rêves roses, et vous m’avez réveillé de concert avec le soleil. Allez faire une promenade dans mon jardin, chère enfant, et tout à l’heure nous déjeunerons ensemble. Envoyez quérir vos hardes au Lièvre d’or, où vous n’auriez pas dû passer un seul instant. L’honnête Magloire, mon domestique et mon intendant, vous ouvrira une chambre où je ne pénétrerai jamais, si vous le voulez. Regardez-moi à la fois comme une manière de camarade et de tuteur, de tuteur sans despotisme, bien entendu, et aussi sans prétentions amoureuses. Si plus tard vos yeux, votre bouche, un signe, me disaient que je puis changer de rôle, croyez que cela ne me serait pas difficile; mais, poursuivit-il avec un sourire plein de bonté, laissons de côté la galanterie comme l’amour. Ne songeons qu’à ce qui vous amène, qu’aux besoins actuels de votre esprit et de votre cœur. Encore une fois, Luce, vous êtes dans l’asile que vous cherchiez.

Le lendemain, ils étaient assis l’un en face de l’autre dans cette pièce où Mesrour avait dîné si tristement le jour de son arrivée. Cette vieille salle à manger avait repris l’air de gaieté que Jacques lui avait jadis connu. Un lait d’une blancheur éclatante riait dans un grand vase de terre brune, à côté d’un bouquet doucement sentimental de roses pâles. Suivant un usage de bivouac dont Lucette ne s’offensait pas, Mesrour fumait tout en portant à ses lèvres une tasse remplie d’un café brûlant et noir comme des yeux de houris. A travers la fumée de son cigare, il regardait le visage de sa compagne, et il lui semblait qu’il se passait dans son cœur quelque chose de semblable à ce qui s’était passé dans sa chambre la veille au matin,