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singulière prestesse de paroles et de regards pour répondre en même temps à deux hommes, tous deux armés également d’un sourire vainqueur sur leurs lèvres, d’une brioche dans leur main gauche, et d’une tasse de thé dans leur main droite.

Fernelles accueillit Mesrour avec de grandes exclamations de joie, et Mme de Fernelles, en abordant notre ami, eut un de ces attrayans sourires que les plus honnêtes femmes ne s’interdisent pas. Camille, c’est ainsi qu’elle s’appelait, eut bientôt trouvé le moyen de s’établir avec Jacques dans cet isolement que favorisent les dispositions de certains salons. — Comment êtes-vous ? que devenez-vous ? dit-elle d’une voix qui pénétrait comme un souffle bienfaisant dans les solitudes mornes et embrasées de cette âme.

— Je suis résigné, répondit Mesrour, et je cherche à devenir le plus promptement possible le je ne sais quoi que nous deviendrons tous, c’est-à-dire à m’en aller de cette vie où il me semble que je commence à compter parmi les attardés. J’ai rompu depuis que je vous ai vue avec toutes les illusions. Je suis encore en coquetterie avec l’espérance ; mais l’espérance est pour moi un personnage masqué dont je craindrais de voir le visage. Je ne saurais plus dire nettement ce que je désirerais.

Elle lui adressa en riant cette question banale : Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? — En ce moment, les regards de Jacques se portèrent machinalement sur la jeune fille qui était au piano. C’était une personne délicate, au visage pâle, aux traits doux et fins, à l’air discret ; son expression avait quelque chose de tendre et de rassurant. Toutefois on n’aurait peut-être pas dit d’elle ce que tant d’hommes disent des femmes, suivant la Marianne d’Alfred de Musset : Voilà une belle nuit qui passe. — Non, mais elle semblait promettre toute une série d’heureux jours.

— Pourquoi je ne me marie pas ? repartit Mesrour en la regardant. Parce que j’ai déjà laissé s’envoler dans ma vie la seule heure où le mariage me paraisse une chose honnête et sensée. Notre femme doit toujours être faite d’une de nos côtes, Dieu l’a voulu ainsi. Or ma chair à moi est trop corrompue pour que je me soucie d’y tailler une compagne. Je ne connais pas cette jeune fille qui est là-bas au piano ; je sens toutefois que sa personne m’est sympathique, et peut-être aurais-je pu trouver en elle, il n’y a pas encore bien longtemps, une source de joies sérieuses. Aujourd’hui ce me semblerait une mauvaise action de l’associer à mes destinées et à mes pensées surtout ; pourtant elle est réservée, suivant toutes les probabilités, à un homme qui vaudra moins que moi. Elle appartiendra peut-être à quelque sot, et cet éden, ce paradis terrestre d’où elle aurait été bientôt chassée avec moi par l’esprit de trouble et d’inquiétude, mais où au moins je l’aurais promenée un instant, elle ne le connaîtra même pas. Vous