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sabbats où elles me conduisent toutes les nuits, c’est là assurément que je viendrai.

« Au lieu de m’enfuir à Sainte-Marcelle, j’ai pris ma course à travers le monde. J’ai assisté aux grands spectacles de la guerre. Il y a quelques années, quand je suis revenu dans mon pays, je m’imaginais sortir d’une fontaine de Jouvence. J’avais oublié maintes choses qui s’offraient à moi toutes resplendissantes d’illusions. C’est alors que je voulais me confiner à Sainte-Marcelle avec Augusta. Vous savez comment s’est terminé un chapitre qui m’a l’air d’une transposition faite par un esprit moqueur dans le roman de ma vie. J’ai eu un désespoir plein de jeunesse, suivi d’un chagrin plein de maturité, d’un de ces chagrins profonds, graves, raisonnes, qui mettent l’arme du suicide entre les mains des hommes sans énergie et sans foi. Heureusement ce qui m’a déjà sauvé si souvent me sauve encore aujourd’hui. Je me suis jeté avec emportement dans mon métier, le meilleur des refuges assurément contre tous les dégoûts et toutes les tristesses de ce monde. J’aurai quitté prochainement l’Europe, qui me paraît mériter de plus en plus le jugement que portait sur elle le jeune vainqueur de l’Egypte, qui me semble vieille et ennuyeuse. Je sais bien que l’Afrique, où je compte aller, manque aussi de jeunesse et même d’imprévu. Notre globe sera bientôt une geôle qu’on aura parcourue en quelques instans, et qui rendra sensible pour tous le mystère de la patrie céleste ; mais j’ai choisi pour mon prochain séjour un pays où l’on meurt de mainte manière : je vais rejoindre un corps qui fait la guerre au Sénégal. Le danger conserve ces vagues et attrayans horizons que les voyages ne nous offrent plus. Avant de m’éloigner, j’ai voulu vous écrire dans les seuls lieux qui parlent vivement à mon cœur. Je vous écrirai encore de pays bien différens, dans des situations bien variées. Je garde souvent vis-à-vis de vous d’inexplicables silences ; puis tout à coup, n’importe en quelle contrée, n’importe en quelle circonstance, je me trouve, je me mets à vous écrire en cet instant où les poètes se mettent, dit-on, à faire des vers, quand je me sens l’âme toute remplie de trouble, quand j’entends au fond de moi le frémissement de ces pensées qui ont des ailes et qui s’envolent, les unes pour chercher Dieu, les autres pour aller vers ceux que nous aimons. »

Après avoir écrit cette lettre, Mesrour descendit dans une salle à manger, où bien souvent il avait fait de joyeux repas. Il était seul à cette table de chêne qu’il avait vue entourée de figures animées et gracieuses. Une lumière, qui semblait s’être empreinte de mystère et de tristesse en glissant à travers les ombrages du jardin, entrait par une fenêtre ouverte : elle éclairait quatre murailles dé-