Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/386

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reux. Eh bien! voyez l’étrange chose : l’inquiète délicatesse que j’ai perdue à l’endroit de ces créatures vivantes d’où naissent toutes les grandes souffrances aussi bien que toutes les grandes joies de l’âme et des sens, je l’ai conservée pour des objets inanimés. Certains lieux m’inspirent encore une sorte de tendresse farouche; il y a des noms assurément dont le mystère me semble moins sacré que celui de quelques contrées où je me suis réputé heureux. » J’obéirai à ce sentiment, qui me fut confié, en rendant le plus vague qu’il me sera possible le théâtre de cette histoire. Je dirai pourtant que la maison qui joue dans tout ceci un grand rôle était située dans un village appartenant à cette merveilleuse campagne, semblable en diversité et en charme à l’esprit même de notre nation, qui réunit à quelques lieues de Paris des attraits de toute nature. Placez-le, si vous voulez, à l’entrée de cette vallée de Chevreuse dont l’austère mélancolie fait songer de Philippe de Champagne et du Poussin, ou tout près de la forêt de Fontainebleau, forêt divine, ici d’une rêverie germanique et là d’une fierté espagnole. Ce que je voudrais, c’est que ce village fût pour vous ce qu’il a été pour celui dont je découvre aujourd’hui les pensées, un lieu tout rempli d’émotions, un de ces sites où je ne sais quel trouble s’empare tout à coup de votre cœur, un de ces pays enfin qui ont la puissance de ces airs étranges dont l’âme est en même temps meurtrie et caressée. Tout au bout de Sainte-Marcelle, — par des motifs d’harmonie secrète que je n’ai pas envie d’expliquer j’appellerai mon village ainsi, — il y a une maison qui a été plus aimée que bien des êtres faits de chair et de sang. Il est vrai que cette maison semble toute remplie d’une existence singulière et je dirais volontiers surnaturelle. Un des hôtes charmans qui l’ont habitée, cette jolie Anna de Frédy, qui est morte dans la première année de son mariage, l’appelait une maison-fée, et je ne sais rien de plus vrai que cette expression. Imaginez une sorte de pavillon élancé d’une remarquable blancheur, tout environné de grands arbres épais et sombres, se dressant à l’extrémité d’un gazon d’une verdure sérieuse, comme une apparition au bord d’un lac. Quoique séparée par un espace bien étroit d’une route assez passagère, cette retraite est parée d’un indicible attrait de solitude. Le jardin qui l’entoure est clos de tous côtés par de hautes murailles couvertes de lierre, première enceinte qui elle-même est presque partout cachée par une seconde enceinte de charmilles. On sent dans ce lieu tout un système de savantes défenses contre le bruit et le grand jour, les indiscrétions des regards humains et celles du soleil. Ce fut devant cette demeure digne de la Philomèle de La Fontaine que s’arrêta entre quatre et cinq heures du soir, il y a de cela une année à peine, un personnage à la tournure dégagée, au visage résolu, qui peut avoir