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nique. La vie moderne pourrait trouver son expression dans quelque portrait comme celui d’une notabilité. « Don Andres Peralta, dit l’auteur, se retira du service, acheta du bien et se consacra à diverses entreprises, notamment à la démolition des couvens, dont il vendait à bas prix les matériaux de grande valeur. Il avait été alcade, et il était actuellement député provincial. En un mot, il était devenu un personnage, le type du citoyen moderne, grand dépensier de phrases sonores, apôtre zélé de la moralité et de la philanthropie, arrogant ennemi des superstitions, archiprêtre de saint Positif, habile architecte de son propre piédestal. Rien ne manquait à ce Salomon des jugemens de conciliation, à ce Démosthène d’une société récemment fondée pour la création d’un canal dont les travaux, à force de juntes et de rapports, étaient déjà fort avancés, car il ne manquait plus pour la réalisation complète du canal projeté que de l’argent pour l’ouvrir et de l’eau pour le remplir. » Le portrait peut être vrai, il n’est pas flatté. D’ailleurs, Fernan Caballero le dit lui-même, c’est un homme qu’il a peint, ce n’est point l’époque. Est-ce à dire en effet que cet amour des choses anciennes qui inspire Fernan Caballero, qui est la vertu créatrice de son imagination, trouble son regard si ferme et si pénétrant, et l’empêche de voir l’irrésistible courant des choses contemporaines?

L’Espagne est aujourd’hui et depuis bien des années un vaste champ d’expériences. Il y a des hommes dont le regard est tourné uniquement vers le passé, qui ont la haine de tout ce qui est nouveau et de tout ce qui est étranger. Il en est d’autres qui affectent une sorte de dédain pour tout ce qui est espagnol, et qui suivent dans leurs idées, comme dans leurs habitudes, tous les caprices de la mode étrangère. Il en est enfin qui aiment le passé sans illusion, qui ont l’intelligence de tout ce qui s’accomplit de grand dans le monde moderne sans vouloir s’asservir absolument à la domination d’une pensée étrangère; ceux-ci voudraient que l’Espagne s’éclairât elle-même, qu’elle sondât ses forces, qu’elle s’inspirât dans ses œuvres de son esprit national, et que, sans résister à cette loi invariable du progrès, elle mesurât ses transformations aux nécessités de son génie et de ses mœurs. C’est là peut-être toute la politique, — la seule qui puisse conduire l’Espagne à travers les écueils. Elle est dans les romans de Fernan Caballero; mais, dans la politique comme dans toutes les affaires de ce monde, est-il donc si facile de passer du roman à la vie pratique?


CH. DE MAZADE.