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vivacité; brise ce bâton si tu veux venir; sinon, va-t’en, ce sera le plus court. — Et l’ânier, sans répondre, se mit à décharger sa bête. — Señora, dit le capataz, parce que l’âne fait une ruade, faut-il lui couper les pattes? C’est un malheureux qui a six enfans; le prix de la journée et le dîner lui viendraient à propos. — Soit donc! qu’il vienne, répondit l’assistenta, mais qu’il brise son bâton. — Miguel, dit alors le capataz, recharge, la señora le veut. — Tu es bon, toi! répliqua l’ânier; s’il n’y a d’autre que moi pour porter cette charge, elle peut rester là jusqu’au jour du jugement... A moi, on ne me dit pas deux fois de m’en aller, une seule suffit. Je gagne mon pain avec honneur, ou je me passe de manger. — Disant cela, il monta sur son âne, et, lui donnant un furieux coup, il disparut. — A-t-on vu plus superbe drôle? dit l’assistenta. — Jactance andalouse! dit le señor Delgado; pauvres comme Job et superbes comme Tarquin! — Et cela, dit la comtesse de Palma en riant, sans avoir lu votre Contrat social et sans que vous leur ayez fait une harangue sur la dignité de l’homme..... Il n’y a point de doute : ce sont des âmes de princes sous la bure grossière... Frasco, ajouta-t-elle, parlant à un serviteur, donne-lui une demi-once de ma part. » Cela prouve deux choses : d’abord, que le paysan andaloux ne ressemble pas au pauvre serf russe, pour qui tout se résume dans un mot : « Le barine l’a dit; » puis, qu’il y a des Espagnoles, même de haut rang, qui aiment ces explosions de fierté populaire.

« Pauvres comme Job ! » dit le seigneur Delgado. Effectivement l’Andaloux des campagnes est pauvre d’habitude. Il travaille peu, et il n’aime pas trop même à voir les étrangers venir travailler pour lui; mais aussi son organisation le défend contre les besoins, il est naturellement sobre : avec un morceau de pain, une orange et un rayon de soleil, il est content, et il se console parfois en répétant que « profit et honneur ne sont pas dans un même sac. » Une singulière égalité d’humeur est la compagne de sa pauvreté. « Pour moi, dit le tio José, un personnage de l’un des derniers romans de Fernan Caballero, pour moi, je suis satisfait si demain n’est pas pire qu’aujourd’hui, et quand il en est ainsi, mon gazpacho a meilleure saveur qu’un poulet. » Le paysan de l’Espagne méridionale gagne ou peut gagner une piécette par jour, et avec cela tout marche dans la maison. On vit à la grâce de Dieu; mais le chef de la famille se donne toujours ce costume national qui est souvent la plus grande richesse de l’Andaloux. C’est un peuple matériellement misérable et moralement aristocratique, qui ne songe point au nécessaire, et qui a le goût de tous les luxes de la vie, le plaisir, la passion, les danses, les chants. Le temps peut lui manquer pour le travail, il ne lui manque pas pour ses divertissemens de prédilection.