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ment elles comptent en si petit nombre dans les traditions intellectuelles de l’Espagne. Les quelques femmes espagnoles qui ont été des écrivains l’ont été sans le savoir, sans le vouloir, et surtout sans éducation littéraire. Les mœurs ne se prêtaient pas à ce genre d’éducation et d’influence pour les femmes.

Ce monde, qui se suffit à lui-même et qui semble se soustraire aux regards comme pour mieux se défendre dans son intégrité, le roman ne l’a pas peint, il ne pouvait le peindre, et si le roman n’est pas né de l’observation appliquée à la vie sociale, il pouvait encore moins naître de l’analyse morale et philosophique, procédé trop incompatible avec un génie dominé, dirigé exclusivement par la foi religieuse. Pour le génie espagnol, le catholicisme est la solution de tous les doutes, l’apaisement de toutes les agitations intérieures; il met en fuite toutes les subtilités métaphysiques de la conscience et débarrasse l’âme individuelle de ce fardeau de problèmes sous lequel ont plié les pâles héros de tant de fictions : c’est la souveraine lumière comme c’est le souverain et unique instrument de recherche morale. Sous ce rapport, on pourrait dire que les vrais, les grands romanciers de l’âme espagnole, ce sont les mystiques. Et voilà justement pourquoi le roman dans son acception moderne, le roman composé d’observation sociale et d’analyse psychologique, n’a pu se développer au-delà des Pyrénées. La littérature romanesque n’a eu qu’un moment en Espagne ; elle s’est résumée dans Cervantes, et avec lui elle a disparu. Au dernier siècle, il n’y eut qu’un roman, un tableau satirique de certaines classes du clergé, le Fray Gerundio du père Isla, et, par une curieuse coïncidence, c’était un prêtre qui écrivait cette satire des prédicateurs espagnols, de même qu’un siècle auparavant c’était un soldat qui accompagnait de son ironie la chevalerie expirante, représentée par l’ingénieux hidalgo, le bon et touchant compagnon de Sancho Pança.

Les influences modernes, en pénétrant en Espagne, ont-elles changé tellement la face des choses que le génie de l’observation s’éveille aujourd’hui, excité et fécondé au spectacle d’une société nouvelle? Ces influences ont manifestement agi tout à la fois sur l’esprit et sur les mœurs. L’Espagne ressemble un peu à tous les pays qui, avec l’âge et les révolutions, ont des goûts moins simples, des habitudes moins naïves, une sorte de curiosité morale et intellectuelle, — fruit d’une civilisation plus compliquée. Elle aimerait peut-être à s’entendre raconter sa propre histoire par un de ces historiens qui ajoutent à la vérité tout ce que la fiction a de séduisant. Cette histoire, où la réalité hardiment ressaisie se combine avec l’invention, c’est le roman lui-même; mais que peut être le roman aujourd’hui en Espagne? Où trouvera-t-il une vivace et juste inspira-