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serie Truman possède 134 de ces cuves, dont quelques-unes contiennent jusqu’à 2,200 barils de porter, et sont supportées par des colonnes de fer. Dans de tels vaisseaux de bois, la bière achève de mûrir. Le séjour qu’elle fait dans le store-house dépend de la destination; celle qui doit aller dans la campagne ou au-delà des mers[1] exige un plus long temps de repos que celle qui va être bue dans la ville de Londres. Une des galanteries que font au visiteur ces établissemens grandioses est de lui offrir une mesure de stout[2] dans un pot d’étain. Cette liqueur excellente, qui n’a point passé par la filière des altérations commerciales, est bien faite pour donner une idée de la richesse du vin anglais.

Nous savons comment la bière est produite ; il nous reste à voir comment elle se distribue. Aussitôt que le liquide est suffisamment mûr, il passe des énormes vats dans les tonneaux ordinaires. Il n’est pas rare de rencontrer dans la brasserie Truman, Hanbury et Buxton, jusqu’à quatre-vingt mille futailles qui appartiennent à l’établissement, et qui se meuvent dans les cours sous l’action de la vapeur comme les anneaux d’un énorme serpent boa. Neuf, chacun de ces tonneaux coûte une guinée : cela seul représente donc un capital de 84,000 livres sterling. Les barils sont transmis aux débitans par des chevaux et par une armée de draymen ou de charretiers. Il n’est personne qui, traversant les rues et les ponts de Londres, n’ait remarqué ces attelages d’animaux aux formes éléphantiques traînant des chars qui ne manquent point d’élégance et conduits par un hercule à bonnet rouge, qui tient solennellement au port d’arme un beau fouet à manche doublé de cuivre. Les écuries des brasseries anglaises sont des monumens. Il y a dans quelques-unes d’entre elles de cent cinquante à deux cents chevaux séparés par de riches compartimens en fer. Chaque cheval a sa place et son nom écrit au-dessus du râtelier. J’ai noté quelques-uns de ces noms : Havelock, Campbell, Blücher, Bayard, Milton, Remus, Nelson. Ces nobles animaux, quand je les vis, mangeaient bravement, sans se douter, du moins en apparence, des souvenirs glorieux qu’ils portaient. Je dois d’ailleurs avertir que ces noms à effet sont purement officiels : les draymen se servent de noms plus familiers, qui vont mieux, il faut le croire, à l’oreille des chevaux et auxquels ceux-ci obéissent. Sur cent Anglais, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui croient que les chevaux de brasserie doivent leurs formes exubérantes à la nourriture, laquelle consisterait, suivant eux, en détritus du malt qui a

  1. La bière anglaise s’exporte aux Indes, dans les deux Amériques, en Afrique, en Australie, au bout du monde.
  2. Le stout est encore du porter, mais plus fort, plus généreux que cette seconde liqueur.