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peut-être aussi dans les saintes beautés de la nature. Tout le monde fait alors des vœux pour que le temps se maintienne calme et sec, car la pluie, le brouillard, la bruine, n’assombrissent pas seulement les travaux des moissonneurs, ils nuisent encore à la qualité des houblons qu’on égrappe. Par bonheur, le climat de l’Angleterre a été calomnié; il y a de beaux jours, surtout en automne. D’autres fois, il est vrai, le soleil britannique n’a pas même l’éclat d’une pâle lune; mais, tel qu’il est, ce ciel chargé de brumes profondes et ondoyantes produit à l’œil des effets de lumière enchantée, de radieuses éclaircies entre les nuages et des horizons pleins d’une indéfinissable harmonie. Au milieu des sobres beautés du paysage anglais, ce qui distingue surtout la saison du hop-picking, ce sont les grâces taciturnes de la nuit à l’heure où elle secoue sa couronne de houblon sur les yeux des moissonneurs endormis dans les fermes, les granges, le long des chemins solitaires qui serpentent entre les haies d’aubépine[1]. Cette année, la comète a déployé dans le ciel sa palme de lumière depuis l’ouverture des travaux jusqu’à la fin, et plus d’un paysan naïf fait honneur à cette visiteuse céleste de la richesse tout exceptionnelle de la moisson de 1858.

Vers la fin de septembre ou au milieu d’octobre, les travaux sont à peu près terminés; il reste seulement çà et là quelques jardins aux grappes paresseuses que cueillent des bandes traînardes. Ces forêts abattues et qui ne croîtront plus qu’au printemps prochain, en renaissant de leurs racines, laissent la campagne vide et dégarnie : maintenant l’hiver peut venir. Hommes, femmes, enfans, songent alors à regagner leurs foyers. Avant de se séparer, on célèbre généralement une fête. Autrefois c’était une coutume d’élire, parmi les moissonneuses, une reine des houblons (hop-queen), et l’on devine bien qu’on ne choisissait pas la plus laide. Aujourd’hui encore il reste dans certains districts houblonniers une trace de cette royauté champêtre. J’ai rencontré près de Chatam un chariot rustique, chargé d’un groupe de moissonneurs et de moissonneuses, au milieu duquel siégeait majestueusement une femme ou un jeune homme habillé en femme, car il était difficile de déterminer le sexe de cette divinité aux traits virils. Enlacé et couronné de guirlandes, le personnage mythologique tenait à la main, en guise de sceptre, un thyrse orné de houblon, cette bonne plante qui, disait la chanson des hop-pickers, « donne du travail aux femmes, aux vieillards et aux enfans. » Le tout était accompagné d’un joyeux bruit d’instrumens. Il n’est pas rare non plus de voir dans le Kent des cabarets

  1. Les Anglais attribuent à cette plante des vertus somnifères. Un oreiller rempli de fleurs de houblon a, dit-on, procuré le sommeil dans des cas où tous les autres moyens connus en médecine avaient échoué.