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fait de nouveaux paris et l’on solde les anciens. Il arrive assez souvent, grâce à ces gageures, que le riche d’hier devient le pauvre d’aujourd’hui, et que le pauvre se réveille tout à coup maître d’une fortune considérable. On cite un facteur de houblon qui a réalisé en 1857 plus de 60,000 livres sterling dans ces aventures aléatoires.

Choisissons pour notre théâtre d’observation le Kent, ce district surnommé ajuste droit la grande houblonnière (great hop growing) du royaume-uni. Les premiers jardins de houblon se montrent un peu au-delà d’Érith, joli village assis au bord de la Tamise, et qui se distingue par une vieille église fière de son clocher, de son manteau de lierre et de ses tombes éparpillées sur l’herbe. Les jardins de houblon se développent vers Rochester et Chatam, petite ville curieusement située au bas d’une colline nue, et qui se découvre dans l’enfoncement comme un nid d’oiseau. Enfin ils s’étendent magnifiquement, et sur une échelle encore plus considérable, dans les environs de Maidstone. Au moment où vont commencer les travaux du hop-picking, la face de la nature présente dans le Kent, cette province si fertile, des traits particuliers. Les champs de blé ont perdu leur blonde chevelure, qui vient de tomber sous la faux; des groupes de meules de paille, souvent au nombre de dix-huit ou vingt, et semblables à des huttes de sauvages, élèvent au milieu d’espaces vides et rasés leur toit conique, autour duquel rôdent par instans des nuées de moineaux pillards. Les arbres n’ont déjà plus l’éclat verdoyant ni la riche uniformité de l’été : leur feuillage revêt une nuance foncée que je n’ai vue qu’en Angleterre, et qui sert comme de fond sombre à une broderie dessinée par de jeunes branches, lesquelles ont toute la fraîcheur d’une verdure printanière. A l’exception de quelques fruits d’hiver qui pendent lourdement aux arbres des vergers (orchards), la nature a donné tout ce qu’elle avait promis. Au milieu de ce paysage, devenu plus sévère avec le progrès de l’année, sur lequel s’étendent déjà quelques légères teintes de mélancolie, et dont les beautés touchent à la décadence, les jardins de houblon se détachent avec une grâce et une jeunesse merveilleuses. Ces plantations sont entourées de haies vives, composées le plus souvent de grands arbustes, et qui les enferment comme un mur impénétrable. Le houblon est par lui-même une noble plante, au port délicat et hardi, qui grimpe à une hauteur considérable[1] le long des soutiens qu’on lui ménage. J’ai vu en Angleterre de charmans berceaux tapissés de hops, et sous lesquels, aux chaudes heures du jour, on allait prendre le thé. Un pied de houblon est quelquefois l’orgueil et la joie d’une pauvre mansarde,

  1. Douze ou quinze pieds, et même davantage.