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son affaire ; le débat contradictoire compose à la fois l’enquête et les plaidoyers. Rien n’est plus sommaire. C’est à peu près la justice de paix, c’est-à-dire la juridiction la plus logique, la plus humaine et la mieux nommée, s’il est vrai que le premier but de la justice doive être de concilier. Si l’accord est impossible, alors le kadi juge, dans sa sagesse et dans sa conscience, comme Salomon.

Les femmes n’entrent pas dans l’enceinte. Il y a pour elles, attenant à la salle d’audience, deux galeries ouvertes, communiquant avec le prétoire par une fenêtre grillée, à hauteur d’appui. La femme, qui reste voilée et qui plaide par l’étroite ouverture, peut tout au plus passer les doigts à travers le grillage en barreaux quadrillés et s’aider d’une courte pantomime pour animer l’exposé de sa cause.

Le jour où je fis connaissance avec les mœurs judiciaires dont je te parle, il y avait précisément une affaire pendante entre une femme et son mari. Il s’agissait d’une demande en divorce. Retranchée derrière la lucarne et absolument invisible sous ses voiles, la plaignante articulait avec d’autant plus d’aisance des griefs à peine avouables, et racontait sans sourciller l’histoire impossible à traduire ici de sa vie conjugale. Le mari, que le kadi venait d’interroger, écoutait ingénument, ce qui se disait de lui. C’étaient des choses qui faisaient sourire. Le kadi ne jugea pas cependant le mariage aussi désespéré que le prétendait l’épouse impatiente, et ne le voulut pas rompre ; au contraire, il lui conseilla de faire meilleur ménage que jamais et remit la cause à l’année prochaine.

Au-dessus de ce premier degré de juridiction, il y a, comme je te l’ai dit, le muphti, qui prononce en dernier ressort. C’est un vieillard fort âgé, que je rencontre se promenant dans les bazars, vêtu d’un kaftan rougeâtre, d’une pelisse verte, avec des babouches jaunes, et la tête enveloppée d’un voile de soie de couleur pourpre. Le petit pavillon qu’il habite à côté du kadi est une sorte de marabout de forme sépulcrale, fort petit, très silencieux, et presque pas éclairé. Il m’a semblé que le plus religieux respect entourait ce sanctuaire de la haute justice. Le vieillard y sommeillait, retiré sous la coupole comme un mage, et dans une attitude que son grand âge et la gravité du lieu faisaient paraître auguste. Lorsqu’un plaideur a perdu sa cause, il n’a que la cour à traverser pour passer de première instance en appel. Les deux juridictions épuisées, tout n’est pas fini. À ceux que la loi humaine a mécontentés, il reste un dernier recours : c’est d’en appeler à la justice céleste et d’aller dans la mosquée se pourvoir en cassation devant Dieu.