Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour ces yeux infatigables, beaucoup de vieillards portent des besicles. Ce sont les compteurs d’argent, les scribes, les maîtres d’école, en un mot les tolbas, ceux qu’on voit écrire avec un roseau sur de petits carrés de papier posés sans autre appui dans leur main gauche, et dont la longue écritoire de cuivre est engaînée dans un pli de leur ceinture, à cette place au-dessous du cœur où les gens de guerre portent le poignard. L’écritoire, le stylet de roseau, quelques feuillets de papier, plus un vieux Koran manuscrit que peu de gens lisent et qu’un très petit nombre comprend, voilà au reste tout ce qui rappelle les lettres, et cela suffit pour distinguer les Maures des Arabes, beaucoup plus illettrés encore. Le vrai peuple cependant lit peu et n’écrit guère. Celui-là fume, rêve, regarde et cause en travaillant des doigts. Il passe à l’ombre et dans l’azur froid des bazars les longues journées que les gens de même race sont tenus à dépenser hors de leurs maisons. Le bazar lui tient lieu de forum. Il représente à la fois la chambre de travail et la place publique, et chacun s’y trouve chez tout le monde et chez soi.

Il y a là des cafés, des essences, des fleurs et des oiseaux. Des rossignols chantent dans de petites cages en pointes de porc-épic suspendues à l’auvent des boutiques. Au-dessous des cages, et sur des tréteaux, on voit des jeunes gens assis côte à côte, avec des broderies sur leurs genoux, des écheveaux de fils d’or ou de soie passés derrière l’oreille ; propres, bien mis et le visage un peu plus clair que de l’ambre pâle, peu vêtus, car ils ont le cou, les jambes et les bras nus, avec des vestes de couleurs bien choisies, des ceintures qui varient du rouge au rose vif, et des culottes blanches à mille plis qui s’évasent autour d’eux quand ils sont assis ; des attitudes élégantes, soit au repos, soit au travail ; beaucoup de langueur dans les yeux, et, pour achever de n’être plus des hommes, quelquefois les paupières peintes, presque toujours des fleurs posées près de la joue. Ils fument du tabac odorant, les voluptueux, du tekrouri, c’est-à-dire de la feuille de chanvre réduite en poussière, ou, pour employer le terme connu, du haschisch ; c’est ce qu’ils appellent faire le kief. Le kief est proprement le repos plein de bienêtre, et poussé jusqu’à l’ivresse, produit par toute boisson ou par toute fumée stupéfiante. Il signifie reflet du sorbet ou de la pipe. Par abus de mots, on l’applique à l’objet lui-même ; il m’est arrivé de demander du kief et d’être compris des marchands de tekrouri.

Le goût du haschisch ne vient jamais sans la passion des oiseaux. À Constantine surtout, mais aussi à Alger, chaque fumeur de haschisch possède un rossignol, et je ne connais que Nâman qui, par indigence ou par oubli des choses extérieures de la vie, n’ait pas le sien. Le rossignol est, faut-il le dire ? un oiseau très positif et gour-