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REVUE. — CHRONIQUE.

pareils essais et de remonter de temps en temps à la grande source de sa tradition, le théâtre grec et romain. Ici même la valeur de la traduction de M. Jules Lacroix a été appréciée ; je n’ai plus qu’à blâmer l’usage qu’on a fait de la musique en l’introduisant si maladroitement dans une œuvre dramatique de l’antiquité. Fût-elle aussi bonne qu’elle est insignifiante, la musique de M. Membrée troublerait encore le plaisir qu’on va chercher à une représentation d’une tragédie de Sophocle. D’abord il faut se résigner à convenir qu’on ne connaît pas une note de la musique grecque, sur laquelle on a écrit tant de livres savantissimes, et qu’on ignore tout à fait comment cet art, aujourd’hui émancipé et vivant de sa propre vie, s’alliait alors à la poésie, dont il n’était qu’un accessoire. Voulez-vous avoir une idée de ce que pouvait être la mélopée antique, cette espèce de récitatif d’une sonorité modérée et d’un rhythme flottant, sur laquelle on a débité tant de niaiseries doctorales ? Allez dans une église catholique, et écoutez ces belles mélodies grégoriennes, dont elle a pieusement conservé la tradition. C’est là tout ce qui nous reste de moins équivoque de la musique des anciens Grecs, qui n’avaient pas d’autres oreilles que nous, et partant pas d’autre tonalité que celle que nous possédons.

Je ne fais que toucher ici d’un doigt indiscret à une énorme question historique, qui est des plus simples ; mais, comme les savans se sont mêlés de l’éclaircir, ils en ont fait un grimoire indéchiffrable. Quoi qu’il en soit de cette question antique et solennelle, qui se représentera plus d’une fois sous notre plume, nous dirons qu’il ne faut pas mêler la musique aux représentations du Théâtre-Français, à moins que ce ne soient les fredons que Lulli a intercalés dans quelques comédies de Molière. Ici la vérité historique et le respect qu’on doit à l’auteur du Misanthrope et du Bourgeois gentilhomme font accepter avec condescendance ce qui ne serait pas supportable sans cette raison ; mais M. Membrée n’a pas le même droit que Lulli d’ennuyer le public de ses lambeaux de symphonie, que les Grecs ni Sophocle ne connaissaient pas, heureusement pour eux.

Le Théâtre-Italien a bravement inauguré la saison par la Traviata de M. Verdi, avec une nouvelle cantatrice. Mme Penco, et un nouveau ténor, M. Ludovico Graziani, frère du baryton qui chante à Paris depuis quelques années. La musique de la Traviata, nous la connaissions déjà, et nous en avons parlé ici assez longuement pour être dispensé de redites inutiles[1]. La pensée de M. Verdi se comprend tout d’abord. On n’a pas besoin de se creuser longtemps l’esprit pour en saisir les effets heureux et pour être bientôt fatigué de la pauvreté de combinaisons du compositeur lombard.

M. Graziani, qui débutait dans le rôle d’Alfredo, n’a plus ni l’âge heureux qui fuit pardonner bien des erreurs, ni la voix nécessaire pour rendre vraisemblable son fol amour. D’une taille élevée et fortement constitué, M. Graziani possède une voix fatiguée et ternie par les excès d’une déclamation violente. Il est évident que M. Graziani a été élevé avec la musique de M. Verdi. Aussi manque-t-il de flexibilité dans l’organe, et, comme le maître dont il chante la mélopée, le virtuose ne peut obtenir de certains effets dra-

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1856.