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complice actif s’accomplit dans les meilleures conditions possibles, de manière à ne blesser aucune des délicatesses de l’honneur mondain et des susceptibilités de cette vanité qu’on nomme respect humain, et qui est une variété inférieure de la dignité personnelle. Les relations des deux amans sont entourées de sécurité et de mystère. Fanny a osé deviner un amour muet, et, sans qu’aucune démarche compromettante ait rien révélé aux yeux du monde, les deux amans ont pu satisfaire dans la solitude un amour conçu dans le silence. Leurs relations sont en outre entièrement désintéressées : riches et indépendans tous les deux, ils ne se doivent rien qu’une mutuelle tendresse et une mutuelle reconnaissance. Enfin, suprême bonheur, Roger ne connaît pas le mari, et, avec un peu de bonne volonté, il peut se persuader qu’il n’existe pas. Et cependant toutes ses joies sont empoisonnées, tous ses plaisirs sont amers! Un beau jour, la pensée du mari a traversé son cerveau et s’est emparée tyranniquement de son esprit. Poussé par un désir dépravé, il a voulu connaître le légitime possesseur de tous les biens dont il est l’usufruitier clandestin, et, depuis le jour où ce désir a été satisfait, le spectre du mari s’est dressé devant ses yeux comme une hallucination. Pourquoi cette idée fixe est entrée en lui tout à coup, le lecteur n’en sait rien; la jalousie de Roger est inexplicable, fatale et soudaine comme une monomanie. Je regrette pour M. Feydeau qu’il n’ait pas essayé d’expliquer l’origine de cette singulière jalousie, car cette explication pouvait donner à son livre l’intérêt moral qui lui manque. Dans de bonnes conditions de santé physique, une telle jalousie ne peut s’expliquer que par la trop grande sécurité dont la passion est entourée; elle naît d’un bonheur trop paisible et trop égal. La paix trop complète de l’âme, la satisfaction trop facile des sens laissent l’imagination inoccupée, et c’est un fait trop réel, hélas! que l’amour s’endort facilement lorsque l’imagination est inactive. Or la passion de Roger est pour ainsi dire solitaire au milieu du tumultueux Paris. Tout le monde l’ignore, personne ne l’envie, elle ne rencontre ni obstacles, ni rivalités. Dans de telles conditions, on conçoit que l’imagination irritée, et ne trouvant autour d’elle aucun aliment, s’arrête à la pensée du seul être dont elle sache le nom, et qu’elle prenne ombrage du mari. Sa jalousie étant ainsi expliquée, Roger aura peut-être le droit de dire, en parlant du mari : mon rival; mais ce droit qu’il s’arroge dans le roman de M. Feydeau, il ne le possède pas. Sa jalousie, je le répète, n’est pas une passion; c’est une hallucination, une idée fixe, une maladie mentale.

J’ai admis que la jalousie de Roger était possible, mais elle est possible comme exception ; elle sort des règles ordinaires qui régis-