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personnages sont bien de ce temps-ci et d’un certain monde. Ce sont deux pauvres créatures artificielles, poussées dans la serre chaude d’une civilisation excessive, grandies sous l’influence d’une atmosphère factice. La nature a été vaincue, ou, pour mieux dire, dupée par un art coupable; ils n’ont en eux rien de naturel ni de naïf, c’est un couple d’homimculi créés par l’atmosphère parisienne, les influences sociales, les mauvaises lectures. Ils ne disent et ne font rien qui sorte spontanément de leur âme. Tout chez eux est d’imitation : ils aiment comme les chiens savans dansent, ils parlent comme les perruches bien dressées bavardent. Sont-ils assez pourris de sentimentalités, assez saturés de phrases banales, de passions fausses, de métaphores rancies, d’émotions factices, de sensualités énervantes, de sonnets et de sonates, et de toutes ces billevesées que le bonhomme Gorgibus envoyait à tous les diables? Hélas ! Gorgibus ne serait pas de trop ici pour venger le bon sens et le bon goût; malheureusement Gorgibus n’est plus de notre temps, et s’il vivait, il est trop probable que lui aussi serait corrompu par le pathos de ses nièces sentimentales. A la place de Gorgibus, nous avons, pour représenter la prose, le mari, un énergique Turcaret, venu au monde dans une époque de littérature romantique, un Turcaret qui a vu représenter Henri III et les Saltimhanques, et qui, après avoir, à l’imitation du duc de Guise, serré le poignet de sa femme pour lui faire signer un acte qui compromet sa fortune, met le papier dans sa poche, en disant sans doute comme Bilboquet : « Cette fortune est-elle à moi? Elle doit être à moi. »

Mais le public n’a pas pris garde à l’insignifiance des caractères. Le livre a réussi pour d’autres raisons que des mérites de style et d’analyse. La curiosité du public s’est éveillée lorsqu’il a su que ce livre contenait un certain paradoxe, non moins neuf qu’ingénieux, sur la jalousie. Généralement le jaloux est l’homme qui est trompé ou qui croit l’être; mais M. Feydeau, comme le médecin de Molière, a changé tout cela. Le livre nous raconte donc, et, mieux que cela, nous montre en action la sganarellisation de l’amant par le mari. Comme cette donnée audacieuse a fait la fortune du livre, on nous pardonnera de la discuter, quoiqu’elle choque également le bon goût et la morale. Je n’irai pas aussi loin que certains critiques, et je ne dirai pas que cette donnée est fausse, car l’amour est une puissance excentrique, et je croirais volontiers qu’avec lui tout est possible. J’admets donc que la jalousie de Roger ait existé, et je l’en plains d’autant plus vivement qu’elle ne prouve pas en faveur de sa santé physique et de son honnêteté morale. La jalousie de Roger est plutôt une maladie qu’une passion; elle témoigne d’un cerveau en désordre plutôt que d’un cœur épris. L’adultère dont Roger est le