Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/207

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ser qu’il est un objet de scandale, et que vous auriez bonne envie de lui dire : Raca!

Tel est le jeune Roger. A chaque instant, il blesse le sens moral du lecteur sans penser à mal, tout en croyant peut-être dire une chose digne d’admiration. De la bouche de ce jeune amoureux, qui pense cracher des rubis et des perles, s’échappent en abondance les souris et les crapauds. Ainsi, pour célébrer sa maîtresse et pour vous faire admirer son inaltérable sérénité, il vous dira avec onction que, dans la splendeur de son désordre, « rien ne la surprenait, rien ne la choquait. Je ne sais ce qu’elle n’eût pas fait de l’air le plus naturel et le plus digne. » Les expressions ordinaires ne suffisent pas à Roger : pour trouver une épithète nouvelle, il profanera volontiers le vocabulaire des sentimens les plus purs. Il ne lui suffit pas que les caresses de Fanny soient celles d’une maîtresse : « Alors je regardais ses mains potelées et si blanches, et je pensais qu’elles s’étaient comme doublées, afin que leurs dernières caresses fussent plus amples, plus maternelles. » Comme l’éloquence de Roger tient beaucoup à une excellente mémoire, qu’il a lu beaucoup de livres modernes et qu’il ne déteste pas le placage, je lui rendrai cette justice qu’il n’est pas l’inventeur de cette affreuse épithète, et qu’il a dû la puiser dans quelque roman contemporain. Mais ce n’est pas seulement en amour que Roger manque de sens moral; les indiscrétions de sa corruption naïve nous en disent assez pour nous laisser la persuasion qu’il en manquerait également dans toutes les affaires de la vie. Roger admire le mari de sa maîtresse, et voici en quels termes il fait l’éloge de celui qu’il nomme son rival : « Lorsque sa fortune fut compromise, à force d’audace il parvint à en ressaisir la meilleure part en abandonnant l’autre comme une faveur dérisoire aux créanciers, ses rivaux. » Il est impossible de dire plus galamment que cet homme énergique n’a pas hésité à frauder ses créanciers pour refaire sa fortune. Roger l’admire et reconnaît qu’il est incapable d’une pareille énergie, non par délicatesse morale, s’il vous plaît, mais parce qu’il n’aurait pu vouloir avec la même intrépidité. Nous pourrions multiplier les exemples, mais il faut se borner. Cependant nous ne résisterons pas au désir de citer encore un trait d’éloquence passionnée qui ne pourra manquer de faire plaisir au lecteur. Dans une dernière entrevue, où il reproche à sa maîtresse la ridicule, la grotesque, la saugrenue trahison dont il a été témoin, Roger, voulant faire comprendre toute l’étendue de son amour, rencontre des hardiesses de sentiment tout à fait inattendues et fort dignes d’étonnement, sinon d’admiration : « Je t’ai offert toute ma fortune; avec bonheur, de moi-même, je t’aurais tout donné : pour toi, j’aurais volé les pauvres ! » Veillez un peu à vos paroles, coupable étourdi!