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passion ne ressemble beaucoup à cet éblouissement causé par les cloches bombées, et en effet elle y ressemble. La toilette de sa maîtresse entre pour moitié au moins dans l’amour du jeune homme. Écoutez-le décrivant les joies et les anxiétés de l’attente : on ne sait ce qu’il désire le plus vivement, sa maîtresse ou les chiffons qui la couvrent. « Maintenant, debout devant son miroir, elle noue sous son menton le double ruban de sa capote de velours ; elle enveloppe ses épaules du châle sombre et le fixe sur sa poitrine avec la broche de camée, et maintenant sur ses yeux bleus elle accumule les plis de sa voilette noire. » La passion de Roger est une passion qui s’arrête aux surfaces, quand elle n’est pas une hallucination. Il aime sa maîtresse comme un bon dîner qu’il ne veut pas partager, comme un livre bien relié qu’il ne voudrait pas prêter.

Le jeune Roger a d’autres défauts, et de plus graves : il est innocemment corrompu, mais en revanche corrompu jusqu’à la dernière fibre. Il y a deux genres de corruption, la corruption qui a conscience d’elle-même, et celle qui ne se connaît pas. La plus grave des deux n’est pas celle qu’on pense. Il n’y a jamais à désespérer entièrement d’un corrompu cynique, qui se donne hardiment pour ce qu’il est, et qui connaît sa propre damnation ; il sait où il a pris son mal, et il est en son pouvoir d’en détruire la cause. Savoir qu’on est corrompu, c’est conserver encore la notion du bien et du mal, connaître la distinction qui existe entre le vice et la vertu. Le cynisme est après tout l’indice d’une nature saine, franche et judicieuse qui vit en familiarité crapuleuse avec ses vices, mais qui les traite sans obséquiosité et sans politesse. Le cynique se conduit avec ses vices en bon camarade : il leur donnera tout l’argent qu’il possède, il leur sacrifiera tout son temps, il se compromettra même pour eux ; mais il les tutoie et les appelle grossièrement par leurs noms, qui n’ont rien de gracieux. Que penser au contraire de l’homme qui ne se sait pas malade, qui ignore sa dépravation, et qui s’imagine faire acte de vertu au moment même où il se couvre d’ignominie ? Notre société parisienne produit un grand nombre de ces corrompus inconsciens de leur mal. Ils se sont corrompus lentement, jour par jour, par l’habitude de vivre dans des milieux empestés ; le poison a pénétré en eux goutte à goutte, si bien qu’un jour leur constitution morale en a été saturée, et que leur sens moral s’est trouvé paralysé. Ils ignorent leur mal, et vous-même, lorsque vous les rencontrez, vous ne le devineriez pas, si tout à coup, dans les hasards de la conversation ou dans les mille et un petits incidens de la vie, un mot malsonnant, une phrase étourdie, un geste hors de propos ne vous donnait l’éveil. Vous êtes offensé, révolté même, st votre interlocuteur mt cependant bien loin de pen-