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passait au nord-ouest, nous fussions trop affalés pour nous relever de la côte. La mer n’était pas très grosse, mais le vent soufflait avec une violence extrême. Les vaisseaux naviguaient sur deux colonnes. Les corvettes avaient été détachées en avant : elles cherchaient à découvrir le bec du Raz, une des pointes extrêmes du Finistère, qui forme avec la petite île de Sein un des trois passages par lesquels on arrive au goulet de la rade de Brest.

Dès que le cap eut été reconnu par les corvettes, nous vînmes au vent pour le laisser sur notre droite. Toutes ces manœuvres ne se firent pas avec le calme que je mets à les raconter : il régnait encore une grande indécision sur notre position réelle, et la moindre erreur nous conduisait à une perte certaine. Je marchais par le travers du Borée, m’en tenant à une centaine de mètres à peu près du côté du vent, lorsque, par un mouvement d’une brusquerie tout à fait imprévue, ce vaisseau vint mettre son beaupré dans mes grands haubans. La manœuvre que je dus faire pour éviter un affreux abordage me priva de mon grand hunier, qui fut déchiré et emporté en lambeaux par le vent. Une pareille avarie dans une position aussi critique pouvait avoir les suites les plus funestes. Mon vaillant équipage montra heureusement dans cette circonstance ce qu’il savait faire. En moins d’une demi-heure, un nouveau hunier fut en vergues, et le Marengo prenait son poste dans la ligne de bataille que l’amiral venait de donner l’ordre de former. Nous étions le vaisseau de queue ou serre-file de cette ligne. Le serre-file d’une ligne est toujours plus compromis que les autres vaisseaux, et c’est lui qui mérite par-dessus tout la sollicitude d’un habile amiral. Les vaisseaux de tête franchissent sans le moindre risque bien des obstacles insurmontables pour la queue de la ligne, car l’effet des courans et de la dérive la porte insensiblement sous le vent. Le serre-file devrait donc être un des meilleurs vaisseaux de l’armée. Le Marengo était de beaucoup le pire. L’amiral, monté sur un magnifique navire qui marchait et évoluait mieux que la plus légère des frégates, s’avançait fièrement en tête de son escadre sans se préoccuper de ce qui se passait derrière lui; mais moi, qui jugeais bien les dangers de ma position, j’étais loin d’être sans inquiétude. J’avais demandé par signal liberté de manœuvre : on me répondit de rester à mon poste. Pour m’y maintenir, j’étais obligé de porter beaucoup plus de voiles que les autres vaisseaux. A mesure que nous approchions de l’entrée du Raz, la mer devenait affreuse. Notre gaillard d’avant tout entier se plongeait dans la lame. A chaque instant, je m’attendais à voir tomber la mâture. Plusieurs haubans s’étaient déjà rompus. S’il y avait eu un espace suffisant entre le vaisseau et la terre pour exécuter cette évolution, je n’aurais pas hésité à virer vent arrière et à me porter au large, aimant encore