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enfin à faire le signal de mettre sous voiles. Je pensais qu’une fois hors des passes nous allions nous mettre à la poursuite de l’ennemi et profiter d’une si belle occasion de l’anéantir : il n’en fut rien. J’hésite aujourd’hui à blâmer une prudence dont je ne pouvais apprécier qu’imparfaitement les motifs ; mais en 1811 je ne me cachais pas pour gémir d’une tactique qui paralysait l’ardeur de nos braves équipages, et qui faisait presqu’un devoir de la timidité à des gens dont la première vertu est d’être téméraires.

Aussitôt que l’escadre française, composée de quatre vaisseaux et de deux corvettes, fut réunie dans le canal de l’île de Groix, elle serra le vent pour se diriger sur le port de Brest. Je ne tardai pas à m’apercevoir que le Marengo avait un grand désavantage sur ses compagnons. Non-seulement il marchait beaucoup moins bien qu’eux, mais il dérivait infiniment plus et gouvernait mal. Le 10 mars, nous avions dépassé la baie d’Audierne ; le vent, qui soufflait du nord-est, était contraire pour gagner la rade de Brest, distante encore d’une quinzaine de lieues. L’escadre continuait à gouverner ainsi au large d’Ouessant. À neuf heures du matin, une voile fut signalée derrière nous. C’était la frégate anglaise la Diana, qui nous observait. Vers trois heures de l’après-midi, cette frégate fut rejointe par le vaisseau de 74 le Pompée. Ces deux bâtimens étant sous le vent, nous pouvions à notre gré les attaquer ou les éviter. Nous prîmes le dernier parti : il faut dire que presque en même temps deux autres voiles se montraient à l’horizon, mais cette fois du côté du vent. Ces deux voiles étaient les vaisseaux de 74 le Poitiers et le Tremendous. Ils ne nous eurent pas plutôt aperçus qu’ils laissèrent arriver sur nous, et, malgré l’impossibilité où se fussent trouvés la Diana et le Pompée de les secourir, ils s’attachèrent obstinément à nos pas. Je veux croire, pour l’honneur de notre amiral, qu’il était lié par ses instructions, puisqu’il ne fit rien pour mettre un terme à cette imprudente poursuite. Peut-être craignit-il, s’il attendait ces deux vaisseaux ou s’il se portait à leur rencontre, de donner l’éveil à quelque autre escadre anglaise, car l’ennemi était alors partout, et, où il n’était pas, notre imagination frappée croyait encore le voir. La nuit vint cacher cette manœuvre de son manteau et nous dérober à la vue des deux persévérans limiers qui ne voulaient point abandonner nos traces. Le 11, au point du jour, nous les apercevions encore, mais vers deux heures de l’après-midi une brume épaisse enveloppa l’horizon et obligea le Tremendous et le Poitiers à lever la chasse. Du reste, si je m’exprimai à cette époque avec une certaine vivacité sur cette humiliante retraite de quatre vaisseaux français devant deux vaisseaux ennemis, je dois, pour être juste aujourd’hui, ajouter que la croisière anglaise de Lorient avait reconnu notre absence de ce port le lendemain même de notre dé-