Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/171

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même temps. Cependant, parmi les fils de Ragounâth, il y avait un jeune homme d’une intelligence remarquable aussi et d’un esprit cultivé, Badji-Rao. Ceux qui l’approchaient étaient unanimes à vanter ses belles manières, la grâce de sa personne, et surtout sa connaissance des livres sacrés de l’Inde, car il était brahmane de caste, comme Nana-Farnéwiz et comme Madhou-Narain[1]. Badji-Rao, plus encore que ses frères, supportait impatiemment la captivité qui lui était imposée. Il ne désespérait pas d’arriver au pouvoir à son tour, bien qu’il se trouvât relégué au troisième plan. Devant lui, en effet, se plaçaient le ministre ambitieux qui l’opprimait, et aussi Madhou-Rao, prétendant légitime au titre de peshwa; mais il recevait les confidences de ceux qui détestaient Nana-Farnéwiz et s’exagérait sans doute son impopularité. Cédant à l’entraînement qui trompe les captifs comme les exilés, Badji-Rao réussit à se mettre en correspondance avec Madhou-Naraïn. Bientôt les deux jeunes princes, attirés l’un vers l’autre par une commune douleur, oublièrent un passé dont ils n’étaient point responsables et se mirent à conspirer, par écrit contre Nana-Farnéwiz. Une lettre fort compromettante fut interceptée; on la porta au ministre, qui s’aperçut avec épouvante de la double intrigue ourdie contre lui. Nana-Farnéwiz fit jeter dans les fers l’aîné des fils de Ragounâth, et rendit plus rigoureuse la captivité de Badji-Rao. N’osant agir avec autant de violence contre Madhou-Naraïn, il le manda en sa présence, et dans une entrevue secrète il l’accabla de reproches et de menaces.

Cette scène, dans laquelle Nana-Farnéwiz, sortant de sa réserve habituelle, avait trahi ses projets ambitieux par des paroles insultantes, brisa le cœur du jeune peshwa. Humilié du joug qui pesait sur lui et trop faible pour s’en débarrasser, Madhou-Naraïn courba la tête et s’abîma dans un chagrin profond. Il fallait que l’instinct du pouvoir et le sentiment de la dignité personnelle fussent bien enracinés dans cette famille de peshwas pour que Madhou-Naraïn ressentît aussi vivement l’injure qui lui était faite. N’oubliait-il pas trop le roi légitime confiné dans son palais de Satara, éloigné des affaires et tenu dans l’ombre par l’autorité jalouse de ses propres aïeux? Pendant plusieurs jours, Madhou-Naraïn refusa de paraître à l’audience. Bientôt, les chefs de la confédération et les envoyés des nations amies étant venus, à l’occasion de la fête annuelle du

  1. Ils appartenaient tous à cette race de brahmanes de la province du Concan qui ont exercé une si grande influence sur le gouvernement mahratte. Les brahmanes du nord de l’Inde ne les reconnaissent pas cependant pour des Aryens de pure race; ils s’abstiennent même de manger avec eux et ne voudraient à aucun prix contracter des alliances avec leurs familles.