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longue série des préceptes de Phrâ-Khodom Sakyamuni, le législateur bouddhiste, on est frappé de respect et d’admiration. Et cependant y a-t-il quelque part plus d’immoralité que chez les Chinois et les Japonais?

L’introduction au milieu de nous de ces millions d’hommes qui n’ont pas d’autre culte que celui des choses humaines, voilà ce qu’on peut craindre à une époque surtout où tant d’hommes dans nos sociétés, par leurs appétits et leur oubli des jouissances intellectuelles, vont au-devant de ces nouveau-venus, et semblent par avance se faire les auxiliaires des instincts matérialistes qui menacent le monde. Quant aux arts, cette expression des sentimens de grandeur et de beauté mis dans le cœur de quelques races privilégiées, dépôt déjà affaibli que nous ont transmis la Grèce et Rome, que deviendront-ils si les Chinois sont appelés un jour à exercer sur eux quelque influence? Il ne semble pas, à en juger par l’exemple de l’Amérique, que le grand mouvement industriel leur porte bonheur, et les hommes qui avant tout ne songent qu’à acquérir n’ont guère l’âme accessible aux inspirations de l’art et de la poésie. Quel est le genre de transformation que peuvent apporter les Chinois avec leur représentation des objets grossière et matérielle et leur petit esprit de gain et d’épargne?

Faudra-t-il donc, si notre civilisation se répand sur ces hommes, qu’elle perde en qualité ce qu’elle aura gagné en étendue? Ce serait une triste perspective pour l’avenir. Par bonheur, le progrès a ses destinées contre lesquelles rien ne peut prévaloir; en dehors et au-dessus des prévisions humaines, la Providence garde ses combinaisons, qui n’ont jamais manqué à l’histoire. Il semble que Dieu se soit fait l’architecte d’un édifice dont il ne nous a livré ni le plan, ni le but, et dont nous sommes tous les ouvriers plus ou moins humbles. Dans la foule qui s’agite sans savoir où son guide la mène, il y a quelques privilégiés, le philosophe et l’historien; ils regardent et disent : « Voilà ce qui a été bâti, voilà peut-être ce qui reste à faire. » Mais ils sont sujets à l’erreur, comme tous les hommes. Il y a neuf siècles, nos aïeux, levant leurs regards sur l’étroit horizon qui pour eux enfermait le monde, et voyant venir l’an mil, s’écriaient avec terreur : « Le monde va finir! » Ne faisons pas comme eux. A l’approche de l’an deux mil, dont quelques générations seulement nous séparent, nous voyons que de grandes choses vont venir; mais l’œuvre de la Providence n’est pas achevée, et, pas plus que le monde physique, le culte de l’esprit, l’intelligence et les nobles instincts ne sauraient périr.


ALFRED JACOBS.