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connier lui-même, lui parurent dix fois capables d’avoir cédé à l’appât de la part de prise. Quels tristes compagnons s’était-il donc choisis? Comment avait-il pu descendre à s’associer de telles gens? Ce retour sur lui-même, à l’heure de la solitude, dans la mauvaise fortune, le remplit d’une amère tristesse. Tony, qui n’avait rien perdu de sa gaieté enfantine, ayant cherché en ce moment à le dérider un peu, se vit repoussé presque durement.

Pendant que Ferréol était à la fenêtre, regardant avec anxiété du côté de Mouthe, il aperçut les deux chariots à bœufs qui s’avançaient sur le pont du Doubs, suivis de ses porte-ballots au milieu d’une double haie de douaniers; malgré les efforts du jeune homme pour demeurer maître de son émotion, ses yeux s’emplirent de larmes. La troupe fut bientôt devant la maison de douane; quelques-uns des prisonniers paraissaient abattus, la plupart conservaient tout leur aplomb. Ces derniers parlaient bruyamment et riaient de tout, même de leur disgrâce. Ferréol put entendre quelques-uns de leurs discours : ceux qui le proclamaient la veille le roi de la contrebande ne prononçaient aujourd’hui son nom qu’avec colère et le déclaraient responsable de leur mésaventure. Qu’avait-il à leur répondre? L’événement l’avait condamné, et condamné sans appel. Il ne lui restait plus qu’à courber la tête et à maudire toute cette race de gens indignes, dont sa mauvaise étoile avait voulu qu’il devînt le chef.

Ferréol n’était pas à bout de tortures. A peine le dernier prisonnier avait-il franchi le seuil de la caserne, que les douaniers se mirent à décharger les marchandises saisies. Le jeune homme ne put voir dans les mains de ses ennemis, sans un violent serrement de cœur, ces riches ballots qu’il s’était engagé à conduire à bon port. Chaque douanier a aussi sa part des prises, part proportionnée au grade; la journée avait donc été bonne pour eux tous, même sous le rapport du profit. Aussi étaient-ils joyeux; les plaisanteries au sujet des contrebandiers ne tarissaient pas. Un de ceux qui avaient assisté à la scène du cabaret de la bonne gentiane s’étant mis à fredonner ironiquement quelques vers de la chanson de Ferréol qu’il avait retenus, un autre répondit en chantant les couplets de Fine-Oreille. « I) devrait cependant bien connaître les rats, le vaillant contrebandier ; dans la prison de Pontarlier, on en entend plus que de rossignols des bois. » A la bonne gentiane, Ferréol n’avait pas été le dernier à rire de cette chanson; il ne put l’entendre cette fois sans un violent dépit. Le visage enflammé de colère, il courut à la fenêtre pour rendre aux douaniers, faute de mieux, insulte pour insulte. Le premier objet qui s’offrit à ses yeux, ce fut, sous la fenêtre même et paraissant chercher à être vue plutôt qu’à éviter ses regards, Rosalie au bras de Piérin Sornay. La vieille Piroulaz, qui