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en maudissant ouvertement les gabelous; quelques jeunes gens parlèrent même de l’enlever à son escorte. Soutenu par de si chaleureuses sympathies, Ferréol portait la tête haute, saluait les uns, remerciait les autres, plaisantait chemin faisant sur sa mésaventure, dont il se vantait de prendre dix revanches plutôt qu’une. Arrivés à la maison de douane, les trois prisonniers furent enfermés dans la salle des punitions, la seule de la caserne dont la fenêtre fût garnie de barreaux.

La colonne principale n’avait pas été plus heureuse que la petite troupe de diversion. Cette colonne se composait de quinze porteurs chargés tous d’étoiles de prix jusqu’au poids de vingt-cinq à trente livres, maximum de la charge du contrebandier. Arrivés un à un l’avant-dernière nuit au village suisse du Brassus, ils étaient demeurés, selon l’usage, tout le jour suivant dans un des magasins de l’assureur à fabriquer leurs chaussons, pratique qui a pour but sans doute de soustraire les porte-ballots à la surveillance des espions de la douane, mais bien plus encore de s’assurer de leur propre fidélité. La nuit venue, tous étaient partis, le bâton ferré à la main, la gourde au côté, le ballot sur le dos. Contrairement à l’habitude des contrebandiers jurassiens, ils marchaient en une seule troupe. Ferréol l’avait voulu ainsi pour laisser aux faux frères, s’il s’en trouvait parmi eux, moins de facilité pour la trahison. Le dénonciateur a sa part de la prise, qui lui est soldée en numéraire avec toutes les précautions qui peuvent l’empêcher d’être connu. Secret assuré et gain souvent considérable, il y a bien là de quoi tenter des gens qui ne se piquent pas d’être fort scrupuleux, et l’on comprend que les organisateurs de convois n’aient dans leurs auxiliaires qu’une médiocre confiance.

La troupe passa la nuit sur le territoire suisse, dans un chalet appartenant à l’assureur. L’expédition se faisant en plein jour, il fallait à toute force marcher vite; l’eau-de-vie et la gentiane furent prodiguées aux hommes; on en remplit les gourdes. La bande se remit en marche vers dix heures du matin, dans l’espoir d’atteindre le vallon de Mouthe vers midi, heure où, selon les calculs de Ferréol, les douaniers devaient être déjà établis à leurs postes pour le surveiller lui-même. Deux armaillis précédaient la troupe, porteurs, l’un d’une campène ou clochette de bétail qu’il avait ordre d’agiter tant que les chemins seraient libres, le second d’un cornet à bouquin qui devait, le cas échéant, avertir de la présence de l’ennemi. La campène ne sonna pas longtemps. Le sentier que suivait la troupe était gardé par plus de vingt douaniers couchés à terre le long des rochers ou derrière d’épais buissons; quelques-uns avaient poussé la précaution jusqu’à se couvrir le corps de ces larges mous-