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tenez, voulez-vous que je vous dise pourquoi nous ne vous prenons pas à tout coup? Plus de contrebandiers, plus de douaniers, n’est-il pas vrai? Encore faut-il bien que tout le monde vive. Voilà le fin mot de la chose; autrement il y a bien longtemps qu’on ne parlerait pas plus de vous que du sorcier de Mignovillard, qui faisait danser malgré elles les filles sur les buissons.

— Écoute bien ce que je vais te dire, Fine-Oreille, répondit Ferréol, qui venait d’apercevoir un coup de contrebande à tenter. A t’en croire, pour une raison ou pour une autre, vous nous épargnez. Eh bien! moi, Ferréol, je te porte un défi à toi et à tous les loups et gabelous de dix lieues à la ronde, et je dis que tel jour qu’il vous plaira, à telle heure que vous choisirez, en plein midi, si cela vous convient, j’entrerai dans Mouthe, en venant de Suisse parle Noirmont, à votre nez, à votre barbe, avec un ballot de belle et bonne contrebande. Allons, Fine-Oreille, acceptes-tu le défi?

Les douaniers ayant accepté le défi avec empressement, l’exécution fut fixée au surlendemain, à trois heures de l’après-midi.

— Petit, je vais en Suisse, dit alors Ferréol à Tony, viens-tu avec moi ?

— En Suisse! cria l’enfant avec enthousiasme, partons-nous tout de suite?

— Dans un instant, répondit le jeune homme, j’ai deux mots à dire dans le village.

— Il va chez la Rosalie, dit un des douaniers à son voisin.

Le douanier n’avait deviné qu’à demi. Ferréol alla bien chez Rosalie; mais son but, en s’y rendant, était surtout de passer devant la scierie de Lupicin Jeantet, lequel à son industrie patentée joignait un commerce clandestin bien autrement lucratif. Sur la porte de l’usine étaient écrits à la craie ces mots : B. Lambris 9, chevrons 17, baudrillons[1] 43; ce qui signifiait : prendre au Brassus neuf cachemires, quarante-trois robes et dix-sept écharpes. Après avoir jeté un coup d’œil en passant sur cette singulière lettre de chargement, Ferréol alla chez Rosalie, où il ne s’assit même pas, puis il revint tout de suite au cabaret de la bonne gentiane prendre Tony, pour se rendre au village du Brassus par le Noirmont.

Le Noirmont est cette partie de la grande chaîne du Jura qui sépare le val de Mouthe de la jolie et pittoresque vallée suisse de Joux. A part quelques clairières occupées par des chalets, la montagne est couverte de la base à la crête par une majestueuse forêt d’épicéas. Rien de plus intéressant à parcourir en été que ces sauvages et imposantes solitudes qu’égaient alors la chanson de cent

  1. Baudrillons, pièces de menuiserie.