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au sérieux toute espèce d’œuvre, quelle que soit l’idée qu’elle tende à développer. Il est aussi un certain bruit, fait autour des jeunes talens à leur entrée dans la carrière, contre lequel ils doivent s’entourer de sages précautions. Je ne puis à cette occasion mieux faire que de citer quelques paroles dont MM. Rolland et Du Boys ne récuseront pas l’autorité : « En général, une chose nous a frappé dans les compositions de cette jeunesse qui se presse maintenant sur nos théâtres ; ils en sont encore à se contenter facilement d’eux-mêmes. Ils perdent à ramasser des couronnes un temps qu’ils devraient consacrer à de courageuses méditations. Ils réussissent, mais leurs rivaux sortent joyeux de leurs triomphes[1]. » Ces paroles d’un grand écrivain qui a pu en faire une suffisante expérience doivent donner beaucoup à penser ; elles prouvent que le succès n’est pas là où il se fait entendre sous une forme bruyante, mais qu’il est dans la conscience intérieure d’avoir véritablement produit une œuvre digne d’éloge. Encore beaucoup d’écrivains, et c’est une loi de notre nature, peuvent-ils s’y laisser tromper. Qu’en conclure ? C’est qu’il faut toujours essayer de faire bien, sans s’inquiéter des autres, et en se défiant de soi-même.

Le Théâtre-Français fait tout ce qu’il peut pour remplir sa mission, et il s’acquitte de cette tache avec plus ou moins de bonheur. Il est par exemple le gardien sacré et le dépositaire officiel de cette forme dramatique qu’on appelle la tragédie ; aussi est-ce à la fois pour lui un droit et un devoir de mettre en lumière, à des intervalles réguliers, les immortelles compositions de Corneille et de Racine. Le principal succès de ces représentations a été, il faut bien le dire, dû à l’interprétation de certains artistes. Aussi, quand ils ont fait défaut, pour réveiller la curiosité d’un public avide de nouvelles choses, le Théâtre-Français a tenté, faute de mieux, des résurrections aussi malheureuses que celles du Venceslas de Rotrou. A-t-il été mieux inspiré aujourd’hui, en remontant à la source d’un genre qui n’admet pas le médiocre, et en s’adressant au premier tragique grec, Sophocle, pour lui emprunter sa plus belle tragédie, Œdipe-Roi ? On pourrait en douter, à en juger par l’effet que produisent la faiblesse de l’exécution et l’allure assez lourde d’une traduction poétique dont le principal mérite est de se tenir très près du texte. Un véritable artiste pouvait seul s’attaquer à une pareille œuvre. Heureusement l’intérêt de cette représentation était ailleurs. Il est superflu d’analyser une pièce qu’il n’est permis à personne de ne pas connaître ; disons seulement que l’apparition de l’Œdipe-Roi sur notre première scène n’est pas sans apporter plus d’un utile enseignement. Sans doute les conditions ne sont plus les mêmes qu’au temps où les vainqueurs de Salamine et de Marathon, alors qu’Athènes était toute la Grèce, applaudissaient dans les vers de Sophocle le côté poétique de ce génie qui dans la politique inspira Périclès, dans l’art Phidias, dans la philosophie Socrate. La scène à cette époque pouvait être considérée comme l’une des plus belles expressions de la pensée humaine, la plus complète peut-être. Le beau présidait tout entier à ces représentations grandioses. Pour décors, elles avaient les coteaux de l’Attique et ces rivages aimés des dieux où la flotte de Xercès

  1. Victor Hugo, Mélanges littéraires.