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sa proie : les imprudences, les orgies, les défis audacieux au monde qui n’oublie pas, — toutes choses oubliées, — viennent comme d’inexorables fantômes souhaiter la bienvenue à cet homme qui n’a plus dans le cœur que les douces espérances des joies de l’avenir. Croyez qu’il est à plaindre, l’infortuné, et qu’il faut tout l’esprit de M. Gozlan pour le tirer de ce mauvais pas. La pièce a plus étonné qu’elle n’a réussi ; mais cependant le héros du drame, ce n’est pas le niais personnage qui se laisse ridiculement épouvanter par le reliquat d’un passé devant lequel il a le droit de lever la tête, c’est un petit jeune homme qui prononce quelques paroles seulement, mais elles sont toute la morale de la pièce : — Je suis né à trente-six ans, dit-il, j’ai toujours agi comme si j’avais cet âge, je n’aurai pas à payer ma jeunesse. Vous vous épuisez, je me conserve ; vous cherchez, j’attends, et mon attente, qui vous semble de l’immobilité, est la suprême science et la suprême sagesse. Le monde est arrangé, je le sais, pour que tout vienne à moi. Comme en un temps donné, tous les objets de nos désirs reviennent passer en un point quelconque du cercle de notre vie, je m’y établis d’avance, certain du résultat de l’évolution. — Ce philosophe est une réelle et vivante figure qui, selon nous, n’a pas tout à fait tort quand elle se fait bien comprendre. Du reste, cette personnalité n’est pas inconnue au théâtre, et M. Dumas fils, qui saisit avec un rare bonheur les caractères positifs, nous l’a déjà montrée, dans la Question d’argent, coupant avec méthode son petit revenu en trois cent soixante-cinq parties égales. Ah ! certes, ils ne connaissent pas si bien la vie, les deux jeunes gens qui s’insurgent, dans le premier acte du Marchand malgré lui, contre les instincts bourgeois et les prosaïques appétits du bonhomme Chrysale !

Cette pièce, représentée à l’Odéon, est due à la collaboration de deux jeunes auteurs, MM. Rolland et Du Boys ; elle a toutes les exclusions, toutes les défaillances, tous les reviremens, toute la déclamation de la jeunesse. Elle va comme elle peut, suivant une flamme tantôt brillante, tantôt vague, et dans l’intervalle s’égarant dans les ténèbres. On la suit difficilement, et l’on est frappé d’une foule de contradictions qui sortent du sujet mal conçu et des personnages indécis. Tous les châteaux en Espagne que bâtissent à l’aurore de leur existence les jeunes artistes, et en particulier les jeunes compositeurs, se sont, au premier acte, donné rendez-vous dans une mansarde. Si jamais l’art est accepté, plutôt que compris, dans toute sa force et dans toute sa dignité, c’est certainement à cet heureux âge où l’on se grise avec de nobles aspirations, où l’on prend pour une force vive de graves paroles prononcées dans le vide. Aussi croyez que dans cette mansarde on ne jure que par Palestrina, Sébastien Bach et Pergolèse, et les voilà tous les trois, Pergolèse, Sébastien Bach et Palestrina, tenant dans un verre d’où sort une chanson de grisette. Cependant arrivent les grands parens, la mère, l’oncle, et ce sont des supplications pour engager l’un de ces aspirans-artistes, Claude Champin, à délaisser la fugue et le contre-point pour l’aune ou la balance. La mère dit à son fils toutes les bonnes choses que dit Mme Huguet à Philippe dans la Jeunesse de M. Émile Augier, et elle se fait comprendre. Sans trop se faire tirer l’oreille, Claude accepte, et d’artiste il devient droguiste : la rime reste, et c’est toujours cela.