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de l’artillerie ennemie. En effet, la descente s’opéra sans qu’un seul de nos soldats fût blessé. On partagea les troupes en différentes colonnes qui devaient être guidées par des volontaires. Le vaisseau et la frégate firent un feu roulant pour déblayer les passages, et ne cessèrent de tirer que lorsque les divisions se mirent en mouvement. Un funeste pressentiment assiégeait mon esprit. J’avais par précaution fait armer en guerre toutes mes embarcations et prescrit aux officiers qui les commandaient de ne les quitter sous aucun prétexte. Je prévoyais que ces canots nous seraient nécessaires, si nous étions repoussés. Jusque-là, l’ennemi s’était borné à tirer sur le vaisseau et sur la frégate ; ses boulets nous dépassaient de beaucoup sans jamais nous atteindre. Nos soldats marchèrent à l’assaut avec leur intrépidité ordinaire : ils gravirent la moitié du pic sans éprouver d’autre résistance que celle de quelques tirailleurs embusqués dans les buissons ; mais bientôt il fallut s’engager dans des sentiers étroits qui ne livraient passage qu’à un seul homme. Couverts par les parapets du fort, les révoltés tiraient avec une justesse effrayante. Dès qu’un de nos soldats se présentait pour franchir le défilé, il tombait atteint par une balle. Néanmoins, à force de persévérance et de courage, on arriva jusqu’au bord du fossé qui entourait le fort. Les insurgés avaient rempli ce fossé des cannes qu’on fait sécher au sortir du pressoir, et qui, sous le nom de bagasse, sont le seul combustible employé dans les sucreries ; ils y mirent le feu. En un instant, le fossé fut en flammes, et un brasier formidable sépara nos soldats de l’ennemi. La mitraille et les balles fauchèrent tout ce qui ne se mit point à couvert. On dut se décider à faire une prompte retraite. Le nombre des blessés était fort considérable, et ces chiens qui ne devaient dévorer que les nègres se jetaient indistinctement sur tout homme à terre, que cet homme fût noir ou blanc. Tous les officiers sans exception avaient été atteints. Le colonel Nétervood avait reçu un biscaïen dans l’aine. Les insurgés sortirent de leur nid d’aigle, et se mirent à la poursuite de nos troupes. Ce ne fut plus qu’une déroute générale. Tous ceux qui purent échapper aux coups des révoltés se précipitèrent vers nos embarcations. Les deux officiers auxquels j’avais recommandé si positivement de ne pas s’éloigner des canots n’avaient pu contenir leur ardeur ; ils étaient allés se mêler aux combattans et avaient reçu tous les deux une blessure mortelle. Les braves marins qui les avaient suivis ne voulurent pas les laisser tomber entre les mains des noirs : ils les emportèrent sous une grêle de balles jusqu’à la chaloupe. Grâce à la position de la frégate, mouillée près de terre, l’embarquement de nos nombreux blessés fut singulièrement facilité. Les premiers canots qui revinrent à bord m’apportèrent mes deux officiers et deux aspirans également atteints par le feu de l’ennemi.