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qu’à demi-portée de canon de la ville. On n’en pouvait gagner le sommet que par un sentier très étroit, tracé sur une pente excessivement rapide, qui ne pouvait livrer passage qu’à deux personnes de front. On y avait construit un fortin, auquel on avait donné le nom de Fort-Liberté et qu’on avait armé de quelques pièces d’artillerie. Les insurgés s’étaient emparés, je ne sais trop comment, de cette position redoutable, d’où ils lançaient des balles jusqu’au cœur de la ville. Heureusement, faute de munitions, ils devaient renoncer encore à l’usage des canons, mais ils pouvaient combler ce vide d’un instant à l’autre. Ma première pensée fut de les déloger d’un ouvrage dont la possession devait tôt ou tard les rendre maîtres de la place. Je me concertai à ce sujet avec le chef de bataillon mulâtre qui commandait la citadelle. La garnison devait marcher sur le Fort-Liberté, pendant qu’un simulacre de descente attirerait sur un autre point l’attention de l’ennemi et diviserait ses forces. Nos embarcations en effet n’eurent pas plus tôt débordé de la frégate, que les révoltés accoururent vers le point que cette fausse attaque semblait menacer. Nous les occupâmes assez longtemps pour que le commandant de la citadelle pût exécuter son entreprise sur le fort. S’il avait eu sous ses ordres des soldats français, il eût certainement réussi, mais il n’avait que des Polonais, des mulâtres et des nègres. Aux premiers coups de fusil, le désordre se mit dans sa troupe, et il n’eut rien de mieux à faire que de battre précipitamment en retraite. Ce coup de main manqué, il ne fallait pas songer à le renouveler. Je dus me borner à guerroyer sur la côte. La Mignonne était embossée à portée de voix du rivage. Les nègres venaient souvent nous défier et nous tirer des coups de fusil. Nous répondions par des coups de canon chargés à mitraille, qui avaient bientôt nettoyé la plage, et procuraient à la cavalerie de la garnison l’occasion de sortir pour faire du fourrage. Nous nous maintenions dans cette position depuis environ trois mois, lorsque deux vaisseaux français se présentèrent devant le Petit-Goave. Ils venaient de débarquer dans le sud de l’île de nouvelles troupes qu’ils avaient apportées de France, et, contrariés par les vents, ils s’étaient décidés à relâcher dans cet excellent port, pour se refaire des fatigues d’une longue traversée, avant d’essayer de gagner Port-au-Prince. L’arrivée de ces deux bâtimens intimida singulièrement les révoltés. Quelques expéditions heureuses accomplies par nos embarcations sur divers points de la côte leur causèrent une si grande terreur, que des détachemens entiers se sauvèrent dans les mornes en abandonnant leurs armes, et que la population de la ville, qui manquait de tout, put se répandre au dehors et se procurer, en fouillant les habitations environnantes, des provisions pour soutenir un nouveau siège.