Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ce camp retranché qu’après plusieurs combats opiniâtres dans lesquels des généraux, le général en chef lui-même et un assez grand nombre d’officiers supérieurs furent blessés. Ce dernier succès mit le sceau à notre conquête. La défection ne tarda point à se mettre dans l’armée de Toussaint. Des généraux, des colonels, venaient chaque jour à la tête de leurs soldats faire leur soumission. Dans cette position désespérée, Toussaint Louverture ne pouvait qu’accepter la paix qui lui était offerte. Quoique vaincu, il fit son entrée dans la ville du Cap en triomphateur, escorté d’une garde nombreuse, de ses officiers-généraux et de son satellite Dessalines, le plus astucieux et le plus féroce des nègres. Ainsi, en quelques mois, la France était rentrée en possession de la colonie à laquelle elle avait dû sa grandeur maritime. Toussaint Louverture, relégué aux Gonaïves, paraissait y être oublié. L’île était tranquille ; les propriétaires et les hommes de couleur revenaient de l’exil, les travaux reprenaient de l’activité. Tout présageait un avenir réparateur.

Tel était l’état des choses lorsqu’une mission de confiance m’éloigna momentanément de Saint-Domingue. Les Anglais avaient perdu près de trente mille hommes en voulant conquérir cette colonie à la faveur des troubles qui la désolaient. Ils ne prévoyaient pas que nous réussirions aussi aisément dans une entreprise dont ils connaissaient mieux que d’autres les difficultés. La promptitude avec laquelle nous avions surmonté tous les obstacles irrita encore leur jalousie. Sous prétexte des inquiétudes que leur causait le voisinage de forces aussi considérables, ils insistèrent pour que nous n’eussions dans les rades de Saint-Domingue qu’un très petit nombre de vaisseaux. Ce fut pour répondre à ces réclamations que je reçus l’ordre de porter à la Jamaïque un chef de bataillon, aide-de-camp du général en chef. Notre mission fut facile à remplir : nous fîmes connaître au gouverneur et à l’amiral que la plupart de nos vaisseaux étaient déjà en route pour l’Europe, et que nous n’avions conservé que ceux qui étaient absolument nécessaires au service de la station.

Il est impossible de rencontrer un accueil plus empressé que celui qui nous fut fait dans la colonie anglaise. Des voitures furent mises à notre disposition, afin que nous pussions visiter la ville de King’s Town ainsi que les environs. Le capitaine Brisbane, du Goliath, voulut nous avoir à dîner à son bord. Le nombre des invités donnait à ce dîner les proportions d’un banquet. La plupart des officiers supérieurs de l’escadre anglaise et de la garnison y figuraient. Je me rappelle encore avec quel étonnement je me trouvai assis à la table de gens que dix années de guerre m’avaient appris non-seulement à haïr, mais à considérer comme nos ennemis naturels