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tions ne fut épargné à Toussaint Louverture. On lui éleva des colonnes, des arcs de triomphe, on exalta son génie jusqu’aux nues, et on finit par lui persuader qu’il était prédestiné à inaugurer le règne de la race noire sur la terre. La présidence à vie venait de lui être conférée. Si la France ne voulait pas se contenter d’un hommage de vassalité dérisoire, il fallait qu’elle se préparât à faire valoir ses droits sur Saint-Domingue les armes à la main. Certes on ne pouvait attendre du premier consul que, dégagé de toute préoccupation du côté du continent, ayant à sa disposition une armée et une flotte impatientes, il renonçât comme à plaisir à l’un des plus beaux apanages de l’ancienne monarchie. L’opinion publique le pressait de restaurer notre commerce maritime, de prendre sous sa garde tant d’intérêts follement ou cruellement sacrifiés par la révolution. Il dut céder à cette pression morale, et contrairement à son opinion intime, assura-t-il depuis, il donna l’ordre de rassembler dans les ports de Brest, de Lorient, de Rochefort, de Toulon et de Cadix une immense expédition. Trente-trois vaisseaux de ligne français ou espagnols, un nombre presque égal de frégates, des corvettes, des bricks et une foule de bâtimens de charge durent transporter à Saint-Domingue une armée de vingt et un mille hommes, dont le commandement fut confié au général Leclerc, beau-frère du premier consul.

Le contre-amiral Latouche-Tréville fut nommé au commandement des forces navales réunies à Rochefort. Peu de jours après son arrivée, les troupes furent embarquées et réparties sur tous les bâtimens de l’escadre. La Mignonne, que je commandais, reçut pour sa part deux cent cinquante hommes. Nous n’attendions plus pour mettre sous voiles que l’avis du départ de l’escadre de Brest. Ce départ eut lieu le 14 décembre 1801, et presque aussitôt nous appareillâmes de la rade de l’île d’Aix. La Mignonne avait été choisie pour frégate-amirale. Son poste était sous le vent et à portée de voix du vaisseau le Foudroyant, à bord duquel flottait le pavillon de l’amiral Latouche. Le jour même de notre appareillage, je pus apprécier l’extrême bienveillance et le coup d’œil de notre nouveau chef. On venait de faire signal à la Mignonne de passer à poupe du Foudroyant. Par une maladresse de l’officier qui commandait sur le gaillard d’avant, l’ancre de la frégate, déjà hors de l’eau, retomba sur le fond. Cet accident survenait au moment même où j’allais doubler le vaisseau l’Union. Arrêtée brusquement par son câble, la frégate se mit à dériver sous le beaupré de ce vaisseau. Un abordage semblait inévitable. Les suites en eussent été très graves, car la brise était fraîche et la mer assez grosse. J’ordonnai de couper le câble et d’orienter les voiles en sens contraire. De cette façon, l’effort du vent ne tendait plus qu’à faire rétrograder la frégate, et je m’éloi-