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Dès que la pauvre mos eut perdu de vue sa nièce, et qu’elle se fût assurée que le sommeil de Marcel était calme et profond, elle mit sa mantille et descendit. — Mon pauvre Gris, dit-elle en prenant son âne par la bride, nous allons nous séparer pour toujours. Mon cœur te regrette, car tu es un bon et robuste serviteur. Hier encore tu as montré ton instinct en t’arrêtant devant la maison de ton jeune maître… Ah ! quel sacrifice ! Allons, mon pauvre Gris ! un peu de courage ! c’est le dernier et le plus grand service que tu me rendras.

Le Gris, comme s’il avait compris le monologue de sa maîtresse, marchait piteusement, la tête basse, ainsi qu’une victime menée au supplice. La pauvre Madeleine, mesurant sa valeur à l’affection qu’elle lui portait, s’imaginait tirer au moins cent écus de sa bête chérie. Hélas ! il lui fallut bien rabattre de ses prétentions. Après avoir couru toutes les auberges, les places, le marché, après avoir entendu exagérer l’âge de la fidèle monture, décrier ici sa force et son pelage, ailleurs ses dents et ses jambes, après avoir reçu des offres si minimes qu’elles lui parurent insultantes, la pauvre mos finit par s’estimer fort heureuse qu’une blanchisseuse de Celleneuve voulût bien acheter son cher âne pour la somme de quatre-vingts francs. La bonne Madeleine pleura beaucoup en laissant son précieux Gris entre les mains de la vieille villageoise, jaune, ridée comme du parchemin, et dont les mains, à force d’avoir lavé et tordu du linge au soleil et au froid, étaient devenues dures et sèches comme de vrais battoirs. — Allons, dit-elle à Madeleine, ne dirait-on pas que vous vous séparez d’un enfant ? Ah ! pécaïre ! tout le monde a son tour. Je me suis bien privée d’âne pendant quinze ans, moi ! Maintenant ce sera votre tour d’aller à pied et de porter la charge. Et ce disant, elle entassait une montagne de paquets de hardes sales sur la croupe du Gris, qui chassait à grands coups d’oreilles, d’un air étonné, les loques qui pendillaient sur ses yeux.

— Vous le soignerez bien, n’est-ce pas ? dit Madeleine en regardant avec un profond regret le pauvre animal.

Le harnachement de l’âne avait été alloué à la blanchisseuse pour vingt francs. Madeleine tournait et retournait en tous sens le billet de cent francs que la paysanne avait tiré de son fichu. Depuis quinze ans en effet, la blanchisseuse amassait sou à sou cette somme destinée à l’achat d’un âne, et depuis huit jours qu’elle avait complété son trésor, elle le mettait chaque matin dans son sein et partait pour Montpellier, espérant échanger le précieux papier contre son rêve à quatre pattes et à longues oreilles. C’était la première fois que la paysanne trouvait ce qu’elle désirait, un bel âne, jeune, fort et d’un prix raisonnable. Aussi, lorsqu’elle entra dans