Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 17.djvu/829

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

isolées, sans les accepter dans leurs rangs. Femmes et bourriques se connaissaient toutes ; les mêmes paysannes se retrouvaient chaque jour, se distribuaient les quartiers de la ville, se donnaient rendez-vous à la même auberge, et reprenaient ensemble le chemin de leur village en se racontant les résultats de la journée. Cette association des marchandes de sarmens, faite sans le savoir, ne prenant sa force que dans la solidarité morale, est exclusive comme toute coterie humaine. On voit tous les matins ces noirs troupeaux s’abattre en caquetant sur Montpellier ; on entend de loin le hââ dont les marchandes ambulantes encouragent leurs montures. Ce hââ bref, prolongé, paternel, colère ou insouciant suivant l’âge et l’humeur de celle qui le prononce, retentit si fréquemment dans la contrée, qu’il semble faire partie du paysage même. À toute heure du jour, quelque marchande vigilante ou retardataire apparaît sur la grande route, où son noir costume tranche l’été sur la blancheur de la poussière, l’hiver sur le sol grisâtre et durci. Ni le mauvais temps, ni la solennité des jours de fête, ne font reculer l’intrépide essaim. Si jamais le hââ monotone qui semble le cri de ralliement et le mot d’ordre de cette troupe, si le grand chapeau, la noire mantille, le tricot ambulant et les ânes qui trottinent disparaissaient du pays, la nature en serait aussi surprise que si l’alouette et son cri joyeux disparaissaient du sillon, le pauvre et sa voix tremblante du bord du chemin, les mouches bourdonnantes du logis, les coquelicots des blés, et les nuages du ciel. Aux portes de la ville, chaque paysanne fit à sa voisine un geste d’intelligence ; les unes et les autres se dispersèrent bientôt dans toutes les directions, et les petits bourgeois qui n’ont pas assez d’espace pour loger de grandes provisions appelèrent joyeusement (car le froid était vif) la villageoise qui fournissait chaque jour l’aliment à leurs foyers. Toutes étaient attendues, reconnues, accueillies ; toutes récoltèrent une ample et lourde moisson de gros sous.

Il était midi. Un pâle soleil fondait la neige, qui coulait dans la ville en ruisseaux noirâtres. Madeleine et Rose n’avaient encore rien vendu. Découragées, abattues, elles n’excitaient plus leurs ânes du geste ni de la voix ; elles les suivaient avec lenteur, s’arrêtant avec eux, perdues, dans ces rues nombreuses qui se croisaient en tout sens, ahuries de tout ce qu’elles voyaient, et répétant sur un ton plaintif et honteux : — Qui veut des sarmens ? qui veut du vinaigre ? — Mais à leurs côtés des voix glapissantes répétaient à pleins poumons le même cri, et couvraient de leurs robustes éclats les faibles et timides accens des deux pauvres femmes.

Rose et Madeleine virent partir une à une les marchandes satisfaites, montées sur la croupe de leur âne allégé. Elles pensèrent qu’il