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moyen de ces rouages misérables que s’est formée la solidarité des classes, et que s’est établi ce qu’on peut appeler la franc-maçonnerie de la société anglaise. M. Trollope nous montre ces rouages à l’œuvre. Il s’amuse de ces cupidités, il rit de bon cœur de ces manèges. Oserait-il les blâmer et les condamner absolument ? Non certes, car malgré sa discrétion railleuse, et quoiqu’il évite avec le soin le plus vigilant de formuler une conclusion, il est un sentiment qui s’échappe de ses romans et qu’on peut traduire ainsi ; il ne lui déplaît pas de voir un lord s’abaisser pour saisir une proie dorée et s’humilier pour éviter la ruine ; mais il lui déplaît moins encore de voir un bourgeois s’offrir volontairement pour être cette proie, et mordre à l’hameçon aristocratique. L’un s’abaisse, l’autre s’élève, et l’égalité trouve son compte à cette transaction.

Abandonnons le monde aristocratique maintenant que nous sommes à peu près certains qu’il ne court aucun danger sérieux, et que nous connaissons les ressources dont il dispose pour réparer ses désastres. Transportons-nous dans le monde clérical qui vit autour de la cathédrale de Barchester. M. Trollope, dans son premier roman intitulé The Warden[1], nous a familiarisés depuis longtemps avec les personnages de l’église anglicane ; quelques-uns des acteurs de son nouveau récit sont donc pour nous de vieilles connaissances. Nous connaissons le révérend Septimus Harding, cet honnête, homme qui met dans la poche de ses enfans le bien des pauvres avec la plus parfaite innocence ; nous connaissons sa fille, la charmante Éléonore Bold, qui faillit être victime de l’intégrité radicale de son fiancé John Bold, et son gendre, l’archidiacre Théophile Grantly, fils de l’évêque de Barchester, type de pharisien accompli, partisan indomptable de la haute église et belliqueux défenseur des privilèges du clergé. M. Trollope semble avoir moins de bienveillance pour les personnages du clergé que pour les personnages de la société laïque ; il est moins indulgent pour l’église que pour l’aristocratie. Il insiste avec une complaisance malicieuse sur leurs plus légers délits, il aime à les surprendre en flagrant péché, à deviner leurs mauvaises pensées, à suivre les menées tortueuses de leurs ambitions. L’impression qui résulte de cette fine analyse n’est cependant pas une impression de scandale, c’est une impression d’étonnement. Ces personnages nous choquent quand nous pensons qu’ils exercent un ministère religieux et qu’ils mêlent à leurs fonctions sacrées tant de mondanité, d’ambition temporelle, d’amour du plaisir et des bonnes choses de ce monde ; mais nous avons rarement l’occasion de faire cette réflexion. Pendant trois longs volumes, nous vivons au milieu d’un

  1. Voyez sur ce roman la Revue du 15 août 1855.