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qu’ils amassaient avec leur industrieuse patience ne sauraient se comparer aux richesses que nos contemporains savent créer avec une rapidité miraculeuse, et cependant leurs familles se fondaient et duraient des siècles, tandis que nos modernes familles apparaissent sur l’horizon démocratique pour briller un instant comme un caprice des flots et pour disparaître à la première vague. C’est qu’autrefois il entrait dans la création d’une famille autant de qualités morales que d’énergie matérielle ; la famille se fondait non par la transmission de la richesse, mais par la transmission d’une foule de vertus domestiques qui établissaient entre les diverses générations une étroite solidarité. Le fondateur d’une famille ne léguait pas à son fils l’énergie qui l’avait fait triompher dans les luttes de la vie, — de telles qualités périssent avec la chair et le sang, elles ne peuvent se léguer, — mais il lui transmettait la piété religieuse qui l’avait soutenu et consolé, l’amour du foyer domestique, la ferme modestie d’une âme qui avait cherché le bonheur plutôt que l’éclat, le légitime orgueil d’un homme plus fier de sa vie laborieuse que de ses richesses. C’est que pour nos pères la fortune avait une signification morale : elle était non-seulement la récompense, mais la représentation d’une vie active et patiente. De nos jours il n’en est pas ainsi : le père, en léguant sa fortune à son fils, ne lui lègue aucune des facultés par lesquelles il l’a créée. Cette fortune elle-même, au lieu d’être le fondement de sa maison, en devient la ruine. Rien n’est corrupteur comme la richesse soudainement acquise ; elle enfle le cœur d’orgueil, enseigne le dédain du travail, sollicite la satisfaction de tous les désirs. Aussi les parvenus ne résistent-ils pas généralement aux séductions qui l’accompagnent. Le but du père était de travailler à conquérir cette opulence qui lui semblait le bien suprême ; le but du fils, qui n’a besoin de rien conquérir, sera d’user et d’abuser de cette opulence. La dissolution d’un grand nombre de ces nouvelles familles commence donc dès la seconde génération.

Telle est l’histoire de la famille Scatcherd. Sir Roger avait un fils, Louis Scatcherd, qui possédait tous ses défauts et n’avait aucune de ses qualités. Il était la fidèle image des vices de sir Roger : il était, comme lui, grossier, brutal, et, quoique âgé de vingt ans à peine, il s’enivrait régulièrement dès le matin. La seule différence qu’il y eût entre l’ivrognerie du père et celle du fils, c’est que le père, né pauvre, avait pris l’habitude de s’enivrer avec de la vulgaire eau-de-vie, tandis que le fils, né millionnaire, s’enivrait avec des drogues plus élégantes, mais encore plus funestes. Louis Scatcherd n’avait aucune idée morale : où les aurait-il puisées ? Il n’avait aucun désir de s’instruire, et en effet pourquoi se serait-il instruit ? Sa fortune