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d’avoir substitué par conséquent aux apparitions réelles de l’histoire les abstractions de son esprit. Une fois que M. Strauss eut regardé comme finie son œuvre de théologien, laissant là pour toujours les discussions de l’exégèse, il se mit à étudier la psychologie vivante, c’est-à-dire l’histoire, et l’histoire la plus précise, la plus féconde en leçons positives, l’histoire d’un petit nombre d’hommes qui avaient avec lui des affinités diverses, et qu’il était en mesure de bien connaître. Tous ceux qu’il a choisis sont ses compatriotes ; ce sont des enfans de la Souabe et de la Franconie, des fils de cette contrée généreuse d’où sont sortis tant de poètes et de philosophes. Il y a une vingtaine d’années, M. Strauss, fatigué du bruit et des controverses, allait visiter Justin Kerner, le poète visionnaire des vallées du Neckar, et il racontait avec charme ce poétique pèlerinage ; depuis qu’il a renoncé à la théologie, il a fait aussi maints pèlerinages de ce genre auprès de ses compatriotes des siècles passés. Schubart l’attira d’abord, Schubart, le musicien-poète du XVIIIe siècle, nature fougueuse qui chercha vainement l’équilibre de ses facultés. Ce fut ensuite un philologue de la seconde moitié du XVIe siècle, Nicodemus Frischlin, espèce de Luther grammairien, âme ardente, à l’étroit dans sa destinée, soumis à de mesquines persécutions, toujours luttant, quelquefois battu, entraîné dans le désordre par la tyrannie, et frappé d’une mort tragique au moment où il s’échappait de sa prison. M. Strauss aimait à peindre des natures puissantes étouffées par leur époque ; Schubart est devenu à peu près fou dans son cachot, Frischlin y a trouvé la mort : un autre personnage, un contemporain, dont M. Strauss a raconté les angoisses morales avec une poignante exactitude, le théologien souabe Christian Maercklin, n’était-il pas aussi dans une sorte de prison morale, quand il exerçait un ministère auquel il n’avait plus foi ? Aujourd’hui M. Strauss ne peint plus les souffrances des esprits captifs, mais la joie de l’homme qui brise ses fers. Ulric de Hutten, encore un Souabe-Franconien, comme Schiller et Uhland, comme Hegel et Schelling, est le héros de M. Strauss[1]. Il y aura lieu d’indiquer un jour le développement d’idées que révèlent ces études de M. Strauss, si calmes et si désintéressées en apparence : ce travail secret, trop peu remarqué à mon avis, et dont l’auteur n’a peut-être pas encore atteint la conclusion, mérite une étude particulière ; aujourd’hui c’est de l’historien seul que je m’occupe, afin de marquer sa place dans le mouvement général de l’esprit germanique. Or le biographe d’Ulric de Hutten est un des représentans les plus brillans de la direction nouvelle que nous avons essayé de caractériser. Ce

  1. Ulric von Hutten, von David Friedrich Strauss ; 2 vol., Leipzig 1858.