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Il y a parmi les historiens dont je veux parler des écrivains d’un rare mérite ; quelques-uns même ont déployé des qualités inconnues jusqu’ici dans la littérature allemande : il est manifeste cependant que le courant des idées favorise leurs travaux. Toute supériorité mise à part, les historiens devaient obtenir le succès refusé aux philosophes. L’Allemagne a peur de ses rêveries d’autrefois ; l’histoire la ramène sur la terre, et c’est l’histoire qu’elle encourage.

Ne lui parlez pas surtout de la philosophie de l’histoire. Naguère encore, l’histoire ne lui plaisait qu’à travers ces transfigurations mystiques. Combien de systèmes de ce genre depuis Herder jusqu’à Hegel ! Combien de révélateurs qui, du haut de l’infini, ont proclamé la loi des vicissitudes humaines, tandis que les philologues, tournant et retournant les textes, dissertaient sans fin sur un événement isolé ! L’histoire érudite et contentieuse, l’histoire métaphysique et idéale, l’Allemagne n’en connaissait pas d’autres. Ce qu’elle veut aujourd’hui, c’est l’histoire vivante, l’histoire qui enseigne, — celle qui montre les individus et les nations aux prises avec la destinée. Un esprit éminent, M. de Bunsen, a publié dernièrement un livre intitulé : Dieu dans l’histoire, ou le progrès de la foi à l’ordre moral du monde[1]. Si jamais ouvrage a réuni toutes les conditions d’une réussite certaine, à coup sûr c’est celui-là ; l’auteur est une des plus nobles intelligences de notre siècle ; le sujet qu’il a traité intéresse la religion, la philosophie et l’histoire ; le premier volume, le seul qui ait paru, est consacré au peuple d’Israël et au rôle que les décrets divins lui ont assigné dans le monde. Que de problèmes, et quels problèmes ! Eh bien ! ni la renommée de l’écrivain, ni la grandeur du sujet n’ont excité l’attention de la foule. Entre tous les écrits de M. de Bunsen, accueillis d’ordinaire par des amis et des ennemis également passionnés, on peut affirmer que celui-ci a passé inaperçu. Dira-t-on que cette froideur du public a une cause toute naturelle, que l’ouvrage n’est pas fini, que l’attention se réveillera quand le système du théologien philosophe apparaîtra tout entier ? Reconnaissons-le plutôt, car c’est là un symptôme qui se révèle sous maintes formes, l’Allemagne redoute la philosophie de l’histoire, comme elle redoute l’idéalisme. C’est la réalité qu’elle demande : la philosophie qui lui convient est une philosophie appliquée ; la seule histoire dont elle se soucie est le drame des choses humaines. Formules des événemens, vastes synthèses, constructions puissantes, tout ce qui séduisait les contemporains de Schelling et de Hegel est aujourd’hui passé de mode ; l’esprit analytique s’est emparé pour longtemps des générations nouvelles.

  1. Gott in der Geschichte, oder der Fortschritt des Glaubens an eine sittliche Weltordnung, von Christian Karl Josias von Bunsen ; 1 vol., Leipzig 1857.