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— Christian ? s’écria Marguerite en revenant précipitamment de la chambre de garde : il n’est pas avec nous ; où est-il ?

— Il est donc déjà remonté là-haut ? dit le major en s’élançant sur l’escalier de bois.

— Malédiction ! s’écria M. Goefle, qui remonta avec Osmund dans la chambre murée ; il est parti ! Il a passé par cette brèche comme une couleuvre ! N’est-ce pas lui que je vois courir sur ce mur ? Christian !…

— Pas un mot, dit le major. Il court sur le bord d’un abîme !… Laissez-le tranquille… À présent je ne le vois plus, il est entré dans le brouillard. Je voudrais le suivre ; mais je suis plus gros que lui, je ne passerai jamais là.

— Écoutez ! reprit M. Goefle. Il a sauté !… Il parle !… Écoutez !… On entendit la voix de Christian qui disait aux soldats : — C’est moi ! c’est moi ! Le major m’envoie au château !

— Ah ! le fou ! le brave enfant ! s’écria M. Goefle. Il ne prend conseil que de lui-même ; il s’en va, seul contre tous, à la recherche de Stenson !

En effet, Christian s’était envolé, selon l’expression du danneman, comme l’oiseau de nuit à travers la fente du vieux mur. Le nom de Stenson, prononcé par Karine, lui avait déchiré le cœur. — Qu’il se réjouisse avant de mourir ! avait-elle dit en achevant son rêve prophétique. Stenson allait-il mourir en effet sous les coups de ses bourreaux, ou bien y avait-il dans ces navrantes paroles une de ces cruelles dérisions que nous apporte l’espérance ?

Christian se voyait enfermé et paralysé par la prudence du major. Une querelle entre eux à ce sujet était imminente, et, bien qu’il sût combien était dangereuse l’évasion par la brèche, Christian aima mieux se mesurer avec l’abîme qu’avec un des excellens amis que la Providence lui avait envoyés. Il n’avait vu cette issue fortuite de la tour que de trop loin et avec trop de préoccupation pour l’étudier. Le brouillard se dissipait lentement, et les objets étaient encore assez confus ; mais Karine y avait passé.

— Mon Dieu ! dit-il, donnez au dévouement les facultés surnaturelles que vous donnez quelquefois au délire !

Et, bien convaincu qu’ici l’adresse et la précaution ne lui serviraient de rien, puisqu’il ne voyait pas à trois pieds au-dessous de lui, l’enfant du lac, se confiant au miracle permanent de sa destinée, descendit en courant l’abîme qu’il n’avait pas osé gravir durant le jour.

George Sand.

(La dernière partie au prochain n°.)